Au début des années 80, il s'était fait connaître sur les campus californiens grâce à sa série de Sleep Concerts, performances nocturnes censées provoquer des états de conscience modifiés sur un auditoire somnolent. Depuis, Robert Rich est devenu l'un des plus grands noms de la musique ambient. Célébré aussi pour sa maîtrise de l'acoustique, son indépendance – il gère son propre label, Soundscape – et ses collaborations avec des artistes comme Steve Roach, Lustmord ou Ian Boddy, l'artiste profitait d'une conversation sur le net pour raconter son parcours, expliquer sa méthode, dévoiler ses projets et donner son sentiment sur les évolutions de l'industrie musicale.
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Robert Rich dans son studio en 2012 (photo : Jeff Spirer) |
Entre Strasbourg et Mountain View (Californie), du 28
janvier au 2 février 2014
Robert, où as-tu fait
tes études ?
Robert Rich – J'ai
étudié la psychologie à l'université de Stanford pour l'obtention d'un diplôme
de premier cycle. Sur place, j'ai passé un an au CCRMA, le Center for Computer Research in Music and Acoustics. Mais à cette
époque, je composais déjà presque toute ma musique sur des synthétiseurs
analogiques faits maison.
Comment as-tu appris
la musique ?
RR – Enfant, je
chantais dans un chœur. J'ai aussi étudié le violon pendant quelques mois. Mais
à partir de 12 ans, j'ai commencé à me débrouiller tout seul. Mon père jouait
de la guitare jazz, donc j'ai grandi dans un environnement imprégné de musique.
Peux-tu me décrire
tes goûts musicaux ? Quels artistes citerais-tu comme références ?
RR – J'ai subi de
nombreuses influences et j'ai des goûts très variés. Au milieu des années 70,
j'ai découvert la scène space music
européenne, plus particulièrement Cluster et Popol Vuh, je ne sais pas trop
bien pourquoi. Plus profondément, j'ai été marqué par Terry Riley, Harry
Partch, le Gamelan javanais, la musique classique de l'Inde du Nord, tout cela mélangé
au jazz improvisé de Sun Ra et de l'Art Ensemble of Chicago, et aux premières
expériences de musique industrielle de Throbbing Gristle, Cabaret Voltaire et
Wire. Un mélange un peu fou.
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Robert Rich, 2005 |
Je m'intéresse aussi
à une autre grande tradition de la musique électronique, la Berlin School de
Manuel Göttsching, Tangerine Dream et Klaus Schulze, plus concentrée sur les
séquenceurs. Ces artistes ont-ils joué un rôle dans ta formation musicale ?
RR – Bien sûr,
dans les années 70, ils jouissaient d'une forte notoriété. Difficile de passer
à côté. Mais j'ai toujours été plus attiré par les sons organiques d'autres
artistes. Klaus et Tangerine Dream avaient une identité sonore très forte, et
je m'efforce d'éviter de la reproduire. Je me suis plutôt dirigé vers les improvisations
à l'orgue de Terry Riley sur A Rainbow in
Curved Air ou Descending Moonshine
Dervishes, que je considère comme un moyen plus humain de créer des boucles
d'arpèges.
Outre les célèbres
musiciens ambient américains, tu es
familier avec une autre scène aussi imposante mais plus confidentielle, en
Italie, comme le montre ta collaboration avec Alio Die. Suis-tu certains
artistes en particulier ?
RR – J'étais très
ami avec le regretté Gigi Gasparetti (Oöphoi). Il était un infatigable
promoteur de notre scène, organisant notamment des concerts privés dans sa
magnifique maison en Ombrie. Stefano Musso (Alio Die) reste un ami très proche.
Son oeuvre, aérienne, fragile, sensible, est l'une de mes préférées dans le
genre. Mais en général, j'écoute très peu le travail des autres artistes ambient. Je préfère porter mon attention
sur des styles plus éloignés du mien.
Beaucoup de musiciens
rejettent les catégorisations parce qu'ils ne veulent pas être enfermés dans un
genre musical en particulier. Même si ton travail échappe lui-même en grande
partie à toute tentative de classification, tu sembles en revanche ne rien
avoir contre cette démarche. La page d'achat du site de ton label, Soundscape, laisse même à
découvrir une foule de sous-catégories. Uniquement à dessein commercial ?
RR – C'est une
initiative de ma femme. C'est elle qui a élaboré cette page. Je ne suis pas un
fanatique des distinctions, mais elle pense que ça peut aider les gens à mieux
appréhender la largeur du spectre que couvre ma production. Elle a probablement
raison, donc cette page me convient.
Parfois, j'ai
tendance à te ranger dans la catégorie « musique électronique », alors que les
instruments acoustiques ont clairement une importance cruciale à tes yeux. Et
pourtant, quand on écoute ta musique, il n'est pas si aisé de distinguer les
instruments électroniques des instruments acoustiques. Recherches-tu un
équilibre ?
RR – Oui, c'est
un équilibre que je m'efforce d'atteindre même s'il m'est difficile de
l'exprimer par des mots. J'aime cette émotion, cette impression aérienne que
répandent les instruments organiques tout autour d'eux. Une musique uniquement
générée par des synthétiseurs peut vite devenir étouffante. C'est pourquoi
j'essaie d'amalgamer les éléments acoustiques et électroniques. Ce qui
consiste, d'un côté, à conserver autant que possible aux sons électroniques une
tournure organique ; de l'autre, à traiter les sources électro-acoustiques de
sorte qu'elles deviennent plus abstraites. D'une manière ou d'une autre, les
deux finissent par se rejoindre quelque part entre les deux, dans une sorte de
paysage surréaliste.
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Robert Rich, 2007 (photo : Dixie Chan) |
Qu'est-ce qui
t'inspire ? Les paysages de la
Californie du Nord où tu habites ou, plus prosaïquement, tes
improvisations dans ton studio ?
RR – J'ai de
nombreuses sources d'inspiration. La conscience du terrain est importante,
c'est vrai. J'aime ressentir le mystère d'un lieu en particulier. C'est encore
mieux quand j'arrive à éprouver la magie d'un environnement aussi banal que
celui de la vie de tous les jours. J'habite une région du monde qui pourrait
être plutôt belle, et qui le fut, jusqu'au moment où l'accroissement
démographique et la pression de l'économie high-tech en ont décidé autrement.
Cette conscience d'une disparition des paysages m'affecte beaucoup. L'amour de
la nature et des endroits sauvages influence donc profondément ma musique ;
mais aussi le royaume intérieur de l'inconscient, les rêves, les mythes qui
permettent à notre esprit de bâtir des mondes où nous pouvons voyager ; enfin,
le rôle ancien de messager attribué à la musique dans le shamanisme. La part
purement technique de la création musicale constitue quant à elle un outil de
traduction nécessaire de ces sensations. Sans ces limitations physiques, le son
n'existerait que dans l'abstraction. Mais au départ, la musique doit toujours
surgir de ce puits sans fond. Lui seul me permet de donner un sens aux sons que
je produis en jouant d'un instrument. Et pourtant, je ne suis le virtuose
d'aucun d'entre eux.
Un grand nombre de
tes compositions repose sur des séquences arythmiques et atonales, ou bien sur
des effets de glissando. Comment crées-tu ces sons ? Peux-tu m'en dire plus sur
ta technique de lap steel guitar ?
RR – J'essaie
toujours de rester à mi-chemin entre la musique rythmique et la musique
arythmique. Pourtant, même quand un morceau semble dénué de beat, il y a toujours une sorte de
pulsation cachée, un battement naturel, comme une respiration. En ce sens, le
rythme est partout. J'essaie de brouiller la notion du temps chez l'auditeur,
pour laisser se déployer le rythme naturel de la musique, pour permettre au
temps lui-même de s'étirer ou de se contracter. En ce qui concerne la lap steel guitar et les instruments à
glissando, j'apprécie les sons qui s'apparentent à la voix humaine. J'aime la
manière dont certains instruments sont capables d'exprimer le mouvement des
sons, et pas seulement de simples notes. La lap
steel guitar est excellente pour des solos semblables au chant. L'instrument
peut aussi se révéler très expressif ou très altéré, par toutes sortes de
nuances ou de feedback qui créent de
la tension. J'aime en jouer selon une technique autorisant le sustain infini, par exemple au moyen
d'un appareil de suspension magnétique, ou en faisant glisser une pièce de
métal le long des cordes. Du coup, ça sonne moins comme une guitare, c'est plus
mystérieux.
Quel est le secret de
tes longues textures évolutives ?
RR – Il n'y a pas
de secret, juste une sensibilité particulière. Je n'utilise jamais les presets des synthétiseurs, je préfère
inventer mes propres sons. Je ne réfléchis pas en termes d'événement sonore, de
note, mais en termes de textures et de mouvement. Je mets à contribution un
nombre imposant de filtres retard de manière à masquer les coupes. Enfin,
j'utilise des générateurs de boucles afin de figer certaines textures, que je
peux ensuite sampler et rejouer comme s'y j'avais à ma disposition un véritable
orchestre de boucles. Mais rien de tout ceci n'est nouveau ou unique.
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Robert Rich, 2005 (photo : Dixie Chan) |
Tu as construit
toi-même un grand nombre de tes instruments. D'où te viennent ces capacités ?
Qu'as-tu construit récemment ?
RR – Aussi loin
que je me souvienne, j'ai toujours construit toutes sortes de choses. J'aime
façonner des objets de mes propres mains. Je le dois probablement aux
considérations économiques les plus triviales. Quand j'étais adolescent, je ne
pouvais pas me permettre d'acheter les synthétiseurs très chers du commerce.
J'ai débuté en assemblant des kits d'électronique bon marché que je me payais
grâce à l'argent gagné en petits boulots. Mon père m'a enseigné les bases de
l'électronique, mon grand-père m'a montré comment fabriquer des objets simples
et pratiques à partir de matériaux de base. Quand j'ai remarqué que les tuyaux
en PVC pouvaient délivrer un très bon son de flûte, j'ai commencé à fabriquer
une flûte pour chaque ton. Le bambou, le plastique, les trousseaux de clés, les
pierres font des instruments à percussions très naturels. Dans les
civilisations primitives, on inventait déjà des instruments de musique à partir
des objets environnants. Cette démarche procure à ma musique un langage à part,
quelque chose de naturel, d'agréable, presque d'hermétique. J'espère toujours
pouvoir construire de telles sculptures musicales, qui pourraient subsister des
années dans une installation et produire des sons automatiquement. Mais je n'ai
pas encore trouvé la bonne voie pour accomplir ce genre d'idée.
Découvres-tu
régulièrement de nouveaux instruments ?
RR – Parfois. Pas
toujours. Comme tout le monde, il m'arrive de me laisser happer par la routine.
Mais j'apprécie aussi de casser mes habitudes. En général, j'ai d'abord besoin
d'entendre un son dans ma tête avant de tenter de construire un instrument
capable de le produire. J'imagine que tout dépend de mon état d'esprit du
moment. Mais c'est le résultat, c'est la musique qui compte. Donc un instrument
pourrait très bien ne me servir que le temps d'une seule composition, ou de
quelques samples, puis aller prendre
la poussière dans un coin pendant des années.
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Soma (1992), une collaboration avec Steve Roach |
RR – J'ai
toujours préféré travailler en face-à-face. Tous ces gens sont des amis, et
j'estime que les relations humaines nourrissent la musique. La plupart d'entre
nous, musiciens électroniques ou ambient,
avons trop tendance à nous isoler. Ce genre de collaboration y constitue un
excellent antidote. Une seule exception : l'album Zerkalo, avec Faryus (Andrey Sadovnikov) [2008]. Comme il habite à
Saint-Pétersbourg, en Russie, il nous était difficile de nous rencontrer.
Pourtant, même si j'aurais préféré avoir cette opportunité, j'ai apprécié le
résultat de cette collaboration à distance. Plus généralement, ce sont bien sûr
les personnalités différentes, les moments de la vie de chacun et les
circonstances extérieures qui font de chacune de ces collaborations quelque
chose d'unique. Avec Steve Roach, nous avons partagé le sentiment d'avoir
découvert un nouveau langage, un nouveau lien entre le passé et le futur. Notre
travail nous a permis, à nous et à d'autres, d'explorer de nouvelles
directions. De la même manière, Stalker,
le disque avec Lustmord (Brian Williams) [1995], nous a permis de fonder un
nouveau langage visuel. Fissures,
avec Alio Die, fut pour moi une époque de guérison et de réconciliation. La
douce chaleur et l'esprit de Stefano ont contribué à la réalisation de cet
album qui, 18 ans après sa sortie, m'apparaît toujours aussi pur et sincère.
Chacune de mes trois collaborations avec Ian Boddy reflète une autre fusion de
nos langages. Outpost est sorti au
lendemain des attaques terroristes du 11 septembre 2001 à New York. La tension
des temps a conféré au disque une intensité toujours palpable. En 2005, nous
avons enregistré Lithosphere peu
après ma grave blessure au poignet, une mésaventure qui a apporté sa propre
contribution, vive et colorée (j'avais subi plusieurs opérations chirurgicales
les mois précédents, m'obligeant à jouer toutes mes parties de la main gauche
sur l'album). Chaque histoire enrichit la musique en éléments de contexte.
Ainsi, Eleven Questions [2007], avec Markus
Reuter, avait encore plus d'histoires à raconter. J'ai adoré répondre à chaque
questionnement intellectuel de Markus par autant d'énigmes à résoudre. Oui,
chaque collaboration est unique.
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Robert Rich live |
L'année dernière tu
as redonné, pour la première fois depuis 1996, l’un des Sleep Concerts qui ont fait ta renommée [le 16 octobre 2013, lors
du Unsound Festival de Cracovie, en Pologne]. Que sont les Sleep Concerts et d’où vient l’idée ?
RR – C’est un
vaste sujet, dont j’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de discuter. Aussi
puis-je désormais renvoyer à ce lien pour
une explication en profondeur. Pour faire court, le but était d’inciter le
public à envisager autrement ses attentes d’auditeur, de trouver de nouvelles
façons d’écouter de la musique. Encourager l’assistance à se munir d’un sac de
couchage pour écouter toute la nuit m’a donc paru la meilleure invitation
possible à la longue durée, le meilleur moyen de provoquer des changements
d’état de conscience. Je me suis inspiré de pratiques qui existaient déjà dans
bien d’autres cultures (le théâtre de marionnettes wayang à Java, les rituels
de guérison des Navajo, les râgas de
la nuit en Inde), mais aussi des idées du mouvement avant-gardiste, comme les
happenings Fluxus et certains travaux de John Cage. Tout cela a évolué assez
naturellement.
Quelle différence y
a-t-il techniquement entre la musique des Sleep
Concerts et tes morceaux plus courts ? Comment composes-tu ces
pièces ? Dois-tu beaucoup recourir à la préproduction ou à
l’improvisation ?
RR – Je passe
d’abord des mois en amont – en fait, des années –à recueillir des sons dans la
nature et à élaborer de véritables nuages de sons, étirés et évolutifs. Ces
éléments s’assemblent ensuite en une combinaison de minutieux calcul et
d’improvisation. Je planifie la nuit en termes de flux d’énergie, des cycles de
90 minutes de sommeil paradoxal, de centres tonals, de lumière et d’ombre, puis
j’introduis entre les différentes couches de musique évolutives des
performances au ralenti.
Selon moi, un grand
nombre de tes albums prennent tout leur sens à très faible volume. Est-ce cela
que tu appellerais ambient music ?
Pour commencer, qu’est-ce que la musique ambient ?
RR – Personnellement,
je préfère définir le terme ambient
de la manière dont Brian Eno l’a lui-même explicitement conçu : de la
musique de fond. En conséquence de quoi je ne considère pas ma musique – en
tout cas pas la plus grande partie – comme relevant de ce style, dans la mesure
où j’essaie au contraire de la rendre plus psychoactive. Quelques-uns de mes
morceaux fonctionnent probablement mieux que d’autres en arrière-plan, mais la
plupart sont plus intenses, voire plus invasifs. Je préfère le concept de Deep Listening inventé par Pauline Oliveros,
parce qu’il sollicite l’auditeur en lui suggérant déjà une meilleure manière
d’appréhender l’énergie du son. Plus on en sème, plus on en récolte.
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Robert Rich live au Nearfest 2007 (photo : Brian Tirpack) |
Pendant ces concerts,
prêtes-tu attention au public ? Comment réagit-il ?
RR – En fait, je
suis ultra-conscient de la présence du public. Je fais même de mon mieux pour
jeter une passerelle de sons entre lui et moi. En tant qu’artiste, j’essaie de
transcender les perceptions et les illusions qui nous séparent les uns des
autres et de l’énergie qui nous enveloppe. Ces performances constituent des
occasions rares d’explorer enfin ce rôle shamanique que la musique peut
avoir : devenir le véhicule d’un commun voyage vers ailleurs. Hélas, il
n’est pas toujours évident de franchir de telles distances, et je ne peux
jamais savoir ce que les gens ressentent vraiment par rapport à la musique,
autrement qu’en interprétant leurs expressions, les signes extérieurs. Face à
cette musique très personnelle, chaque individu, au plus profond de soi, réagit
différemment. Si seulement je pouvais lire en chacun aussi facilement qu’un DJ,
qui sait exactement qu'il a atteint son but lorsqu’il voit tout le monde sauter
dans tous les sens, crier ou agiter les bras !
J’ai lu quelque part
que ta sleep music allait forcément
de pair avec un public somnolent. Mais as-tu remarqué à quel point elle peut
aussi favoriser l’attention de celui qui réfléchit ou qui travaille ? Ce
qui signifie exactement le contraire d’une attitude distraite.
RR – Exactement.
Beaucoup de gens se méprennent quand ils me prêtent l’intention de créer une
musique soporifique. Ce n’est pas le cas. Je veux au contraire inviter
l’auditeur à un voyage intérieur à multiples dimensions, lui ouvrir les portes
d’une imagination active. C’est véritablement une question d’attention, et non
d’inattention. C’est la raison pour laquelle j’aime cette notion de Deep Listening.
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Robert Rich, 2007 (photo : Brian Tirpack) |
Depuis quand es-tu
musicien professionnel ? La succession des albums et des concerts te
suffit-elle à gagner ta vie ? Quelles autres activités exerces-tu dans
l’univers de la musique ?
RR – J’ai sorti
mon premier album à l’âge de 18 ans, au début de l’année 1982, et j’ai commencé
à pouvoir vivre pleinement de ma musique vers 1991. Mais je ne me suis jamais
fait d’illusions sur le potentiel commercial de ce type de musique, si bien que
j’ai toujours su qu’il me faudrait générer des revenus complémentaires.
Heureusement, j’ai su développer certaines compétences en masterisation, créer
des nouveaux sons pour des fabricants de synthétiseurs, pour des librairies de samples, des films ou pour la
télévision. Je dispense désormais un cours annuel d’enseignement supérieur en
mastering. Je travaille dans différentes branches des technologies du son. Du
coup, je ne suis pas dépendant d’une seule source de revenus. Ils découlent de
toutes mes différentes activités. Et mon catalogue d’une trentaine d’albums me
permet de survivre plutôt bien.
Ingénieur du son,
c’est un métier à part entière. L’as-tu étudié ? Comment entraînes-tu ton
oreille ?
RR – Pour être
honnête, je me débrouille mieux en mastering qu’en mixage. Je suis parfaitement
capable de mixer ma propre musique, et il doit m’arriver de réaliser des
travaux de mixage pour d’autres artistes peut-être une fois par an. Mais je ne
serais sans doute pas le choix le plus judicieux pour mixer un album de pop,
c’est une évidence. En revanche, il semble que j’ai toujours eu cette
inclination naturelle pour le mastering. Je masterise des albums pour d’autres
artistes dans des styles variés depuis presque vingt ans maintenant. Vers 1999,
j’ai investi dans une excellente paire d’enceintes (des Duntech Sovereigns),
qui restent depuis mon outil le plus puissant, en plus d’un entretien régulier
de mon oreille et d’une connaissance intime de l’environnement sonore de la
pièce dans laquelle je travaille. Cela implique une grande attention aux
détails, une bonne mémoire des sens, et la capacité de marier une certaine
sensibilité artistique à un cadre technique de référence.
Jusqu’à quel point
est-ce plus commode pour toi de gérer ton propre label indépendant, Soundscape ?
RR – Publier
moi-même ma propre musique me convient parfaitement. Il y a plus de trente ans,
quand j’ai inauguré cette façon de travailler, je me suis aperçu à quel point
il était ardu d’attirer l’attention du public sur mon travail. Par la suite,
grâce à l’intérêt que m’ont porté de petits labels européens et surtout Hearts
of Space, ici en Californie, j’ai réussi à mieux me faire connaître. Mais au
début des années 2000, les affaires des labels indépendants et de la musique
alternative ont commencé à péricliter. Or j’étais déjà préparé à ça grâce à
l’expérience de mes débuts. Ça ne me dérange pas de ne m’adresser qu’à un
public restreint. La plupart des artistes qui m’ont influencé ont eux aussi
survécu de la sorte. On ne fait pas ce genre de musique pour devenir célèbre.
Il s'agit plutôt d'une manière d’affirmation de soi personnelle. Donc une
publication elle-même personnelle n’est pas illogique.
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Les illustrations des albums de Robert Rich par John Bergin Bestiary (2001) – Nest (2012) – Medicine Box (2011) |
Comment
procèdes-tu ? Produis-tu tes CD à la demande ?
RR – Non, je fais
les choses à l’ancienne. Je travaille sur la musique jusqu’à ce que tout soit
prêt. Ensuite je développe le packaging de la version physique avec mes
artistes préférés (souvent John Bergin). Enfin, je presse 1000 CD et je sors
une version dématérialisée en même temps. Je décide moi-même ce que je veux
publier, c’est aussi simple que ça. Je ne suis pas un amateur de l’approche des
entreprises de financement collaboratif à la Kickstarter, qui
consiste à mendier des sous avant même que le travail ne soit achevé.
Il t’arrive de temps
à autre de publier certains disques sur d’autres labels, comme le récent Morphology, chez Anodize. Pourquoi
cela ? Qu’est-ce qu’Anodize ?
RR – Anodize est un petit label fondé
par Darren Bergstein, qui publiait autrefois le magazine i/e et qui était l’organisateur de la série de concerts privés One Thousand Pulses. L’un de mes
concerts fut enregistré dans sa maison. Je l’ai édité, masterisé et je l’ai
autorisé à le publier. Il en a tiré 300 copies, dont j’ai déjà vendu 90 unités
sur mon site. Quand toutes les copies de Darren seront épuisées, j’ajouterai un
lien de téléchargement sur mon site. C’est un accord amical.
De quelle façon
utilises-tu aujourd’hui Internet en tant que musicien ?
RR – Internet est
omniprésent de nos jours, et j’essaie de profiter de tout nouvel outil. J’ai
commencé à réserver des noms de domaine et à développer mon site en 1996, bien avant que la plupart
des gens n’aient seulement entendu parler d’Internet. Mais ce n’est qu’un outil
parmi d’autres. Parmi les nouvelles technologies, j’essaie de sélectionner
celles qui peuvent m’apporter quelque chose. Je ne suis pas particulièrement
intéressé par la plupart des derniers développements des réseaux sociaux ou des
appareils mobiles, mais je ne me priverai jamais d’utiliser ceux qui peuvent
m’aider. Ce sont des produits, des outils, parfois seulement des distractions
ou des supports publicitaires. Je reste neutre à leur égard, mais suis toujours
prêt à en tirer parti, s’ils me permettent de communiquer.
Que penses-tu du
téléchargement, en opposition au CD ?
RR – Je suis
content de satisfaire sur mon site les gens qui préfèrent le téléchargement,
mais j’apprécie toujours autant de pouvoir créer un packaging avec une
illustration pleine page et des crédits complets. Cependant, la musique importe
plus que le support. J’ai surtout peur que les gens soient à ce point abreuvés
d’informations à longueur de journée, qu’ils ne soient plus capables de se
concentrer sur quoi que ce soit plus de quelques minutes. Pour fonctionner, ma
musique nécessite le temps long et une attention soutenue, donc je ne crois pas
que cette saturation médiatique m’aide dans ma démarche. L’atmosphère actuelle
représente pour moi un défi certain. En fait, ma musique n’existe en partie que
pour contrebalancer cette tendance au bruit.
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Robert Rich en 2000 (photo : David Agasi) |
Le piratage était
l’un des problèmes majeurs de l’industrie musicale dans la décennie précédente.
Est-ce toujours le cas ? Tes albums sont-ils piratés ?
RR – Oui, bien
sûr. J’estime à 10 contre 1 le nombre de gens qui écoutent des bootlegs. Mais je ne peux pas tellement
leur en vouloir. Je me souviens avoir été moi-même un adolescent fan de musique
et fauché. Dans les années 70, je faisais des copies sur cassettes des disques
de mes copains. Je comprends la mentalité. Simplement, Internet transpose ça à la Terre entière, pas seulement
au cercle restreint des amis. Pour ceux qui se donnent la peine de bien
chercher, tout peut être gratuit. Le problème, de nos jours, c’est que les
artistes sont obligés de jouer avec leur public au jeu du «S’il vous plaît,
aimez-moi !», mendiant ça et là un achat pour s’en sortir. Les analystes
nous suggèrent de multiplier les tournées, de faire des concerts, de poster en
permanence des commentaires sur des blogs, comme s’il s’agissait d’un concours
de popularité dans l’espoir de séduire les gens qui copient notre musique,
comme s’il fallait vendre un mythe de la personnalité. Mais comment cela pourrait-il
fonctionner avec quelque chose d’aussi introverti que cette patiente musique
électronique ? Ça ne fonctionne pas, et ce n’est pas évident de convaincre
les jeunes de se rendre à un concert plutôt que de rester à la maison, devant
des jeux vidéo de plus en plus immersifs. Peut-être sommes-nous simplement
obsolètes. Peut-être est-ce l’apanage des vieillards. Ça me convient, il y a un
temps pour tout.
Publier de
magnifiques digipacks (par exemple Morphology),
mettre de temps en temps en ligne un morceau gratuit (comme Frozen Day),
est-ce une réponse à cette mystique du tout gratuit qui a cours sur
Internet ?
RR – Non, il
s’agit plutôt de continuer à aller de l’avant avec les rares alternatives
viables qui restent.
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Les illustrations des albums de Robert Rich par Brad Cole Stalker (1995) – Electric Ladder (2006) – Somnium (2001) |
A propos de
couvertures de disques, tu sembles porter une attention très aiguë au fait de
toujours trouver l’accord parfait entre ta musique et des œuvres picturales
somptueuses et attractives (notamment sur les rééditions d’anciens albums).
Pourquoi est-ce important ? Peux-tu présenter certains des artistes
impliqués ?
RR – Absolument.
J’aime le mariage des deux arts, le son et l’image. L’aspect visuel du
packaging est d’autant plus important pour la musique instrumentale qu’il n’y a
pas de paroles pour raconter l’histoire. Et aussi parce que les images peuvent
suggérer un contexte pour aborder la musique, un chemin pour interpréter
l’expérience qui en découle. Une illustration appropriée peut exprimer mes
intentions au-delà des mots, et enrichir les attentes de l’auditeur. Pour les
publications de mon propre label, je recours souvent aux illustrations et au
design de John Bergin. Il
parvient toujours à me surprendre avec des interprétations auxquelles je
n’aurais jamais pensé. En plus de sa récente couverture pour l’album de
Meridiem, A Scattering Time, j’aime
particulièrement celles qu’il a faites pour Bestiary
et Nest. Les photographies de mon ami
Brad Cole ajoutent souvent de la magie à
mes couvertures, par exemple sur Stalker,
Humidity, Somnium, Temple of the
Invisible, Electric Ladder ou Eleven Questions. Brad est l’un de mes
photographes contemporains préférés. Je crois que j’ai beaucoup de chance
d’avoir pu créer de la sorte cette connexion entre nos travaux respectifs. Les
rééditions récentes, Trances & Drones
et Sunyata & Inner Landscapes,
ont été illustrées par Mike Griffin,
d’Hypnos. Elles incluent tous les éléments graphiques utilisés dans les
éditions précédentes : certaines de mes propres œuvres, les marbrures de
l’artiste turc Hikmet Barut et les calligraphies (un verset du Coran) qui ont
accompagné Trances & Drones
depuis la sortie originale du CD en 1992.
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Les illustrations des rééditions des albums de Robert Rich, les deux dernières par Mark Griffin Numena + Geometry (1997), Trances & Drones (2013), Sunyata & Inner Landscapes (2013) |
J’ai lu sur ton site
que tu es toujours effondré d’avoir été obligé de compresser une partie de la
musique sur le DVD de Somnium [la
traduction d'un Sleep Concert de 7
heures, parue en 2001] Peux-tu expliquer en quoi c’est ci grave ?
RR – Je suis un
audiophile. J’aime les textures riches et complexes, j’aime laisser le son
effleurer ma peau jusqu'à m’envelopper totalement. Quand un défaut dans le
support ou lors de la conversion altère mon travail si minutieux, je ressens
comme une épine dans le pied. J’ai prévu de résoudre ce problème en
particulier, peut-être l’année prochaine. Je suis en train de travailler à une
suite de Somnium (que je baptiserai
peut-être Continuum). Je veux la
sortir en Blu-ray, ce qui me permettra d’inclure une version de Somnium en résolution optimale. Le DVD
de Somnium sera épuisé cette année,
donc c'est le bon moment je pense.
En plus de Somnium, tu as publié en 2009 tes Live Archive, un coffret de sept
concerts enregistrés de 1989 à 2008. Te reste-t-il des archives inédites ?
Je dispose encore d'un nombre important d'enregistrements de
concerts. Mais je pense avoir choisi à l'époque les meilleurs et les plus
originaux pour Live Archive. Chacun
est composé de morceaux totalement inédits, que je voulais rendre accessibles
au public d'une manière ou d'une autre. J'ai une préférence pour les concerts
entièrement improvisés comme Lumin [Live
at Camerawork, 06/03/2008] ou Mycosphere
[Live on KFJC, 31/05 2008], qui se distinguent à mon sens comme des morceaux
parfaitement autonomes.
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Robert Rich - Morphology (2013) |
Morphology, dont on a déjà parlé, a été publié en 2013. En quoi
consiste ce disque ? Que peut en attendre le public ?
RR – Il s’agit de
la captation d’un concert de 2010 enregistré en privé devant un public d’une
trentaine de personnes [le 15 mai 2010 dans la maison de Darren Bergstein dans
le New Jersey]. Le disque rend compte de mes shows plus traditionnels,
comprenant des versions live de certains morceaux enregistrés en studio,
mélangés à des séquences improvisées. C’est un bon exemple – meilleur que
d’autres, me semble-t-il –, de mes performances. Il contient en outre une
version rare du titre Other Side of
Twilight, extrait de Numena
[1987], que j’ai interprété cette fois uniquement avec des instruments électroniques,
ce qui représente un véritable défi.
L'album de Meridiem, A Scattering Time, vient de sortir. Quel
rôle y as-tu joué ? Qui est l'artiste, Percy Howard ?
RR – Je joue sur
près de la moitié de l'album, que j'ai co-produit, mixé et masterisé. Mais ça
reste le projet solo de Percy. J'étais censé l'aider à réaliser sa vision.
Percy est un ami de longue date, et une voix extraordinaire. Son goût pour la
musique se situe aux confins de l'improvisation expérimentale. Il a su
s'entourer de musiciens brillants, tous très désireux de travailler avec lui,
comme Fred Frith, Bill Laswell, Charles Hayward (de This Heat), Trey Gunn (King
Crimson), Vernon Reid (Living Color) et Jarboe (Swans) : de solides
interprètes. A l'origine, ce projet devait sortir en 2002 sur un label
progressif, mais quand ce dernier a sombré, un autre a tenté de prendre le
relais, a fini par manquer d'argent à son tour, et l'affaire a été repoussée
aux calendes grecques. L'album a été l'une des victimes du naufrage des labels
indépendants, en quelque sorte. J'aime vraiment ce disque, donc j'ai fini par
en avoir assez d'attendre et je l'ai sorti moi-même. Je' m'attend à perdre de
l'argent. Mais je vois ça comme une sorte de mécénat artistique. J'espère que
les gens auront envie de découvrir l'album, parce qu'il est vraiment cool et a
cette capacité à vous entrer dans la peau.
Ton dernier album
studio remonte quant à lui à 2012. Il s’agit de Nest. A quand le prochain ?
RR – Je travaille
en ce moment même au nouvel album studio, provisoirement intitulé Cosmology. J’espère pouvoir le publier
cette année. Mais je suis sans arrêt retardé à cause de mon travail pour des
films ou de mes commandes de sound design.
Et puis je travaille à cette suite de Somnium,
qui pourrait prendre plus de temps.
As-tu prévu d’autres
(sleep) concerts en Europe cette
année ?
RR – Hélas, rien
pour le moment. J’attends que quelqu’un m’invite, avec une dotation suffisante
pour que ça vaille le coup.
Envisages-tu d'autres
collaborations ? Avec qui ?
RR – Nous
verrons. Il y a bien une piste en particulier, avec un ami très cher. Nous
avons travaillé ensemble auparavant. Je ne veux pas compromettre l'idée en
révélant trop de détails, mais nous sommes tombés d'accord pour nous retrouver
vingt ans après notre dernière collaboration. Si le projet se réalise, tu en
entendras parler. Je ne peux pas en dire plus.