Le label Groove Unlimited abrite quelques-uns des artistes les plus captivants de la scène électronique néerlandaise. René Splinter en fait partie. Il a publié en 2013 son quatrième album, Modern Ruins, et prépare cette année son premier concert en terre britannique, lors du Awakenings Festival en septembre. Autant intéressé par la face technique que par l’aspect artistique de la musique électronique, René profitait de l’édition 2014 du E-Day pour évoquer ses sujets de prédilections : l’histoire de la musique électronique, les défis du mixage et… les villes en ruines.
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René Splinter live @ Planetarium Bochum 2012 (photo : Jan-Cees Smit) |
Oirschot, le 10 mai
2014
René, parle-moi de
tes premiers pas de musicien. As-tu suivi une formation musicale ?
René Splinter – Oui,
il y a fort longtemps. Dans ma jeunesse, la télévision diffusait des émissions
consacrées à la musique pop. Un jour, en 1977 – je devais avoir 7 ou 8 ans –,
ce fut au tour de Jean-Michel Jarre d'être invité. Ses machines, ses lumières,
ses câbles, tout était étonnant dans sa prestation, et bien sûr, je n'avais
jamais rien entendu de pareil. Il s'agissait d'Oxygène. Cette expérience m'a marqué. Au point que j'ai tanné ma
mère pour qu'elle me laisse jouer de la musique comme lui. Elle m'a évidemment
répondu qu'il me faudrait d'abord apprendre la musique, jouer d'un vrai
instrument comme la flûte, et savoir lire des notes sur une partition. C'est ce
que j'ai fait. Lorsqu'est venu le moment de choisir entre le piano et l'orgue
électronique, je me suis tourné vers le second, tu t'en doutes bien. Avec le recul,
je pense que le piano aurait été plus judicieux. Mais à cette époque,
l’apprentissage de l’orgue électronique se déroulait souvent sur des orgues
d'église. Donc une excellente formation, mais qui me paraissait alors bien
ennuyeuse. J'ai arrêté au bout de trois ou quatre ans pour me contenter, à
partir de cet instant, de quelques modestes expérimentations sonores sur mon
premier clavier.
Depuis, les machines
se sont accumulées, on dirait. Ton studio ressemble presque à un musée du
synthé. Quelles sont tes dernières acquisitions ? De quel appareil es-tu le
plus satisfait ?
RS – Il y a bien
sûr le premier synthé monophonique pro que j'ai acheté, en 1986, le Sequential
Circuits Pro One. Selon moi; tout musicien de musique électronique devrait
débuter là-dessus, ne serait-ce que pour comprendre ce qu'est un synthé. Ma
dernière acquisition est un Roland Jupiter 6 de 1983. Au début des années 90,
j'utilisais le fameux Synthex, de la marque italienne Elka. Un synthé énorme et
lourd, mais très fiable et doté d'un gros son, dont j'ai dû me séparer. L'année
dernière, j'ai trouvé ce Jupiter 6. Comme le Synthex, il s'agit d'un synthé
analogique polyphonique. Simplement, il ne dispose que de 6 voix au lieu de 8 pour
le Synthex. Pourtant, quand bien même la valeur de ce dernier représente bien
quatre fois celle du Jupiter, je n'en échangerais plus pour rien au monde.
Ton premier disque, Almery, a vu le jour en 1989. Puis tu
sembles avoir complètement abandonné la musique jusqu'en 2006. Qu'est ce qui
t'as poussé à y revenir?
RS – Après Almery, c’est-à-dire après 1989, je n’ai
pas cessé d’enregistrer. Mes archives sont pleines de morceaux de cette
période. Mais je n’ai jamais voulu les publier, parce qu’aucun ne me paraissait
suffisamment bon, suffisamment achevé. Il me semblait qu’il manquait toujours
quelque chose. J’ai continué à enregistrer jusqu’à ce que l’inspiration
s’épuise, vers 1995. Pourquoi continuer à faire de la musique si je ne publie
jamais rien ? Néanmoins, j’avais bien veillé à tout archiver. C’est alors
qu’en 2006, un artiste peintre m'a appelé. Il connaissait mes activités de
musicien. Comme il préparait une exposition pour une galerie, il voulait me
confier la réalisation de l'arrière-plan musical. Pour lui, j’ai composé mes
premiers morceaux en dix ans.
A cette époque, tu as
commencé à travailler avec un label allemand, MellowJet. Pourquoi ce choix,
alors que tu sais très bien te débrouiller tout seul ? Et pourquoi
l'Allemagne ?
RS – Le marché pour
ce style spécifique de musique électronique est bien plus développé en
Allemagne qu’aux Pays-Bas. La scène y est aussi plus importante et plus
vivante.
Vraiment ? Mais regarde
autour de toi ! Nous sommes bien aux Pays-Bas ici.
RS – Certes, mais
la majorité du public du E-Day est allemande. L’Allemagne restera quoi qu’il
arrive le cœur et l’origine de cette scène. Maintenant, pourquoi un
label ? Quand j’ai redécouvert mes archives, en 2006, Internet et les
nouvelles technologies m’ont semblé un bon moyen de nettoyer mes anciens
morceaux selon les derniers standards et de les partager moi-même grâce aux facilités
apportées par les réseaux sociaux. Or le succès n’a pas été au rendez-vous.
J’ai compris que j’avais besoin d’une maison de disques pour me soutenir. Je me
suis d’abord tourné vers Groove, le choix le plus évident. Mais ça n'a pas
fonctionné. En revanche, MellowJet m’a répondu favorablement. Après une
réédition d’Almery, MellowJet a
publié Transit Realities, un disque justement
constitué de ce matériel dépoussiéré du début des années 90.
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René Splinter @ Planetarium Bochum 2013 (photo : Tom Wiegand) |
Après ces deux albums
en Allemagne, te voici de retour à la maison, chez Groove.
RS – Oui, un jour
Ron m'a appelé pour me demander si j’étais disposé à publier mon prochain album
chez lui. Comme c’est ce que je souhaitais depuis le début, j’ai accepté. Aussi
simple que ça !
Que fais-tu dans la
vie ?
RS – Je suis sans
emploi en ce moment. Normalement, je suis technicien dans le domaine des
équipements photographiques, mais c’est un métier sinistré depuis des années.
Ceci explique
peut-être les compétences dont tu fais preuve sur ton vlog. L’année dernière,
tu as lancé ce blog vidéo sur Youtube.
C’est ainsi que j’ai appris que tu savais réparer toi-même tes synthés.
RS – En effet,
j’ai réparé un Korg Polysix bien mal en point. Ma formation technique m’a aidé,
certes, mais c’est avant tout quelque chose que je fais par plaisir. J’aime
regarder sous le capot, ouvrir les appareils, comprendre comment ils
fonctionnent, comment ils sont conçus.
Tu as aussi eu
l’opportunité de jouer sur un theremin.
RS – Le theremin
a toujours été une grande source de curiosité, parce que je m’intéresse
énormément à l'aspect expérimental de la musique électronique : Karlheinz
Stockhausen, bien sûr, Jean-Jacques Perrey, pour sa contribution au
développement des instruments électroniques dans les années 50, Olivier
Messiaen, pour son travail sur les ondes Martenot, ou plus récemment Dick
Raaijmakers, qui vient de mourir. Avec le theremin, on touche à la préhistoire
de l'électroacoustique. Grâce à un ami, je suis entré en contact avec les
membres du groupe Het Groot Niet Te Vermijden – tu ne les connais probablement
pas mais ils sont très célèbres aux Pays-Bas –, qui cherchaient à se
débarrasser du leur. Ils ont trouvé acquéreur, mais dans l’intervalle,
l’appareil a fini provisoirement dans mon studio.
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René Splinter dans son studio (photo : René Splinter) |
Un autre épisode de ton vlog, consacré à la genèse de Transit Realities, permet de comprendre en détail tes techniques
d’enregistrement. Tu y relates par exemple tes premiers pas avec le séquençage
Midi.
RS – Avant de
passer au Midi, j’utilisais les séquenceurs internes des instruments. Chaque
enregistrement consistait en un assemblage de séquences et de rythmes, tous conçus indépendamment. Même à
cette époque, je n'avais pas de table de mixage. Je n'avais qu'un magnétophone
à cassettes stéréo pour enregistrer. Je procédais par ajouts successifs, par
overdubs.
Lors du travail de
dépoussiérage de tes vieilles bandes, comment as-tu réussi à remixer des
morceaux enregistrés dans de telles conditions ? A un moment, tu affirmes
même avoir isolé 24 pistes à partir de 4 pistes originelles. Comment est-ce
possible ?
RS – J'ai
toujours gardé précieusement les enregistrements originaux des prises
successives. La dernière cassette contient évidemment toutes les prises, mais
les précédentes sont toutes moins encombrées. Celles-ci, je les charge dans
Logic. Transit Realities était déjà
un enregistrement 4 pistes. Dans ces conditions, même si ce travail paraît
compliqué, voire impossible, tu vas voir qu’il n’est pas si difficile. Certes,
la piste contenant le rythme parcourt pratiquement toute la durée du morceau. Si
d’autres instruments le recouvrent, on ne peut plus rien y faire. Mais en
général, il peut bien y avoir plusieurs instruments sur la même piste, ils ne
sont pas forcément audibles en même temps. On peut par exemple entendre un son
de piano pendant sept secondes, puis des cordes, mais il s’agit d’une
succession. Il devient dès lors possible de les séparer. Une fois isolé de la sorte,
chaque instrument dispose de sa propre piste, à laquelle je peux affecter son
propre traitement, ses propres effets, etc., comme lors de n’importe quel
enregistrement multipiste.
Comment as-tu appris
toutes ces techniques ?
RS – J'ai appris
en pratiquant, à l'époque d'Almery.
Sans multipiste, il fallait bien me débrouiller autrement. Comme toute
post-production m’était interdite, j’ai dû entraîner mon oreille à évaluer le
mixage dès la phase d’enregistrement. Ce sont ces limites techniques qui m'ont
forcé à comprendre et à m’améliorer.
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René Splinter – Modern Ruins |
Ton dernier disque s'intitule
Modern Ruins. Tu en as joué certains
passages ici-même, lors du précédent E-Day, il y a exactement un an. Cet album
raconte-t-il une histoire ?
RS – J’aime bien
développer un petit concept pour chaque album. J’avais déjà composé quelques
titres de Modern Ruins quand je me
suis aperçu que je tenais là l’opportunité de faire un lien avec ma vieille
obsession pour les villes abandonnées : les usines, les bâtiments en
ruine. Je trouve ça très impressionnant. Tchernobyl en est un bon exemple. Les
photos les plus récentes révèlent à quel point ces lieux retrouvent une
certaine vie au moment-même où l'homme en perd le contrôle, quand la nature
reprend ses droits. Je n’ose jamais m’en approcher. C'est souvent interdit, et pour
de bonnes raisons. Si tu restes piégé dans un tel endroit, personne ne viendra te
sauver !
Sur la compilation Dutch Masters [2011], chaque artiste
impliqué devait composer un titre d’après un chef-d’œuvre de la peinture
flamande. Quel tableau as-tu illustré ?
RS – J’ai choisi La Tour de Babel, de Pieter Bruegel [1568], dont la plus célèbre version est
exposée au musée Boijmans van Beuningen, dans ma ville de Rotterdam.
Ce choix est-il lié à
ton obsession pour les ruines ?
RS – Je n'y avais
jamais songé. Les deux sujets – la déliquescence urbaine et la Tour de Babel – ont en commun
le thème de la démesure, le gigantisme des constructions humaines qui finissent
par échapper à leurs bâtisseurs et reprennent leur autonomie.
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René Splinter @ E-Day 2014 |
Lors des Schallwelle
Awards en mars dernier, tu étais nommé dans deux catégories, et tu as atteint
la seconde place dans les deux cas. Tu as aussi profité de la cérémonie pour
accompagner sur scène Eric van der Heijden le temps d’un morceau.
RS – Eric m’avait
demandé de l’aider à composer un titre spécialement pour Sylvia Sommerfeld [la
présidente de l’association Schallwende, qui organise l’événement]. Sylvia
compte énormément pour notre communauté. Nous l'aimons beaucoup et nous savons
qu’elle nous apprécie également. C'était l’occasion de lui rendre hommage. Nous
avons interprété le morceau pour la première fois lors d’un précédent concert
d’Eric au planétarium, il y a deux mois, et une seconde fois lors de la
cérémonie.
Qu'as-tu prévu cette
année ?
RS – Le 13 septembre, je participerai pour la première fois au Awakenings Festival, à
Burton-on-Trent. Je me suis déjà produit aux Pays-Bas et en Allemagne, mais
jamais en Grande-Bretagne. Je développe également quelques idées pour un nouvel
album. Je compose, je collecte des sons et je programme des séquences. J’ignore
encore là date de sortie, mais j’espère finir à temps pour le festival en
Angleterre.