mardi 29 octobre 2019

Les 85 ans de Hans-Joachim Roedelius


En 2014, Hans-Joachim Roedelius avait choisi de célébrer ses 80 ans en invitant quelques amis à venir jouer à Porgy&Bess, célèbre club de jazz viennois. Cette année, il remettait le couvert au même endroit le jour même de son 85e anniversaire. Presque tous les habitués de More Ohr Less étaient au rendez-vous, si bien que la soirée ressemblait à une sorte de concentré du festival.


Hans-Joachim Roedelius @ Porgy&Bess / photo S. Mazars
Hans-Joachim Roedelius @ Porgy&Bess

Vienne (Autriche), le 26 octobre 2019

Hans-Joachim Roedelius, Klaus Totzler, Herbert Grönemeyer @ Porgy&Bess / photo S. Mazars
Un message de H. Grönemeyer
A 85 ans, Hans-Joachim Roedelius est plus créatif que jamais. Très demandé partout dans le monde – il a tourné ce printemps aux Etats-Unis et il est attendu à Londres le 13 décembre prochain –, il est aussi actif en studio, où de nombreuses collaborations l'occupent. Il y a deux ans, il publiait l'album Enfluss en collaboration avec Arnold Kasar sur le prestigieux label Deutsche Grammophon. La même année, dans une tout autre ambiance, il participait au disque de drones de son ami Carl Michael von Hausswolff, Nordlicht, publié par Curious Music. L'année passée, il a sorti Imagori II, son second opus avec Christoph H. Müller du Gotan Project, que son ami, la star de la chanson Herbert Grönemeyer, s'est fait un plaisir de publier sur son label Grönland Records. Et bien sûr, il y avait cette année Lunz 3, fruit de la dernière collaboration en date avec le compositeur américain Tim Story.

Hans-Joachim Roedelius, Lukas Lauermann, Tim Story @ Porgy&Bess / photo S. Mazars
Hans-Joachim Roedelius, Lukas Lauermann, Tim Story

Hans-Joachim Roedelius, Christoph H. Müller @ Porgy&Bess / photo S. Mazars
Roedelius + Müller
Bien sûr, la part d'Achim à ces différentes œuvres est plus ou moins importante. Imagori est essentiellement à mettre au crédit de Müller. Mais sur Lunz 3, Tim Story fait office d'accompagnateur, qui met en valeur, par ses interventions, les improvisations au piano si caractéristiques du « son » Roedelius. D'autres projets sont à venir. Ce printemps, lors de sa tournée américaine, Roedelius a eu l'occasion d'enregistrer plusieurs morceaux avec Wolfgang Mathes, musicien allemand résidant sur l'île de Galiano, au large de Vancouver. La sortie du disque, intitulé Glücksbringer, est imminente. Dans l'Ohio, chez Tim Story, Roedelius s'est également assis au piano pour de longues séances improvisées. Les premières esquisses témoignent d'une inspiration au sommet. Si l'album sort, ce sera peut-être l'un de ses meilleurs.

Hans-Joachim Roedelius, Harald Blüchel @ Porgy&Bess / photo S. Mazars
Harald Blüchel
Pour fêter son anniversaire, il fallait donc s'attendre à un peu plus qu'un gros gâteau à partager dans son jardin. Comme il y a cinq ans, le clan Roedelius a investi Porgy&Bess, le prestigieux club de jazz du centre de Vienne, à deux pas de la cathédrale Saint-Etienne, pour une soirée de célébration très particulière. Et à l'exception de Christopher Chaplin, tous les habitués du festival More Ohr Less ou presque ont répondu présent. Du reste, Chaplin n'a pas manqué d'envoyer ses meilleurs vœux en vidéo, de même que Herbert Grönemeyer, qui se fendait même d'une petite chanson bilingue franco-allemande pour l'occasion.

BeilStein aus dem Keltenkalk @ Porgy&Bess / photo S. Mazars
BeilStein aus dem Keltenkalk @ Porgy&Bess
Hans-Joachim Roedelius, Wolfgang Mathes @ Porgy&Bess / photo S. Mazars
Roedelius + Mathes
Après une brève introduction par le journaliste Klaus Totzler, Achim revenait sur quelques moments importants de son existence mouvementée, d'abord pendant la guerre, puis dans les geôles d'Allemagne de l'Est, avant d'en venir à sa musique. De Kluster avec K à Qluster avec Q, c'était l'occasion de se rendre compte de l'immense héritage qu'on lui doit. Sans lui, l'histoire de la musique aurait été bien différente, et certainement plus pauvre.

Hans-Joachim Roedelius, Carl Michael von Hausswolff @ Porgy&Bess / photo S. Mazars
Hausswolff
Sur la scène de Porgy&Bess, pas moins de 17 musiciens se sont succédé pour près de trois heures de spectacle. Autant dire que certains ont eu à peine le temps de brancher leurs instruments que, déjà, Achim appelait en coulisses les suivants. Pêle-mêle, les arpèges de violoncelle de Lukas Lauermann croisaient les drones menaçants de Carl Michael von Hausswolff, les danses médiévales de BeilStein côtoyaient les nappes planantes de Tim Story, les rythmes des Balkans de Tempus Transit succédaient aux sons de cathédrale de Wolfgang Mathes, le yodel et le chant diphonique d’Albin Paulus faisaient écho aux rythmes électroniques de Christoph H. Müller, les ricochets de piano de Harald Blüchel répondaient à la poésie de Hans-Joachim. Depuis quelques temps déjà, Achim composait un poème dédié à son épouse Christine-Martha, sans laquelle Roedelius ne serait pas Roedelius. D'une certaine manière, quand on y songe, c'est finalement à elle que la musique électronique doit son développement ces quarante dernières années !

Heidelinde Gratzl, Albin Paulus, Stephan Steiner @ Porgy&Bess / photo S. Mazars
Tempus Transit (Heidelinde Gratzl, Albin Paulus, Stephan Steiner)
En tout cas, comme le rappelle Achim, c'est elle qui fut à l'origine du festival More Ohr Less, où tous ces musiciens si différents par leurs racines, leur style et leurs goûts, ont pu se rencontrer, apprendre à ce connaître, et même, pour certains d'entre eux, créer ensemble de nouvelles œuvres. La soirée à Porgy&Bess était une occasion similaire de telles rencontres. Pour y participer, Wolfgang Mathes a parcouru plus de 8500 kilomètres depuis Galiano Island. De son côté, Carl Michael von Hausswolff, arrivé directement de l'aéroport depuis la Suède, devait y retourner dans la nuit aussitôt après le show.

Les habitués de Porgy&Bess, accoutumés au jazz ou à la musique cubaine, ont dû être bien surpris de la vitalité de ce Hans-Joachim Roedelius qu'on leur présente comme le pionnier-de-la-musique-électronique, et de la tempête de notes que son anniversaire a provoquée dans leur club préféré. Qu'ils s'y fassent : Christine-Martha a déjà annoncé vouloir y organiser le 90e anniversaire d'Achim.

Hans-Joachim Roedelius @ Porgy&Bess / photo S. Mazars
Hans-Joachim Roedelius @ Porgy&Bess



dimanche 11 août 2019

Hope or Progress. Reflections on “Hope”


This year, Hans-Joachim Roedelius had decided to dedicate the 16th edition of his festival More Ohr Less to the concept of hope (Hoffnung). The following are my reflections inspired by this theme, that Achim allowed me to share with the public at the opening of the festival. A longer version was available on location in pocket-size for festival-goers.



Baden (Austria), the 28th of July 2019

Hope as feeling has always existed. Hope for a good harvest or for recovery, hope for love or for freedom. Nowadays, it’s the hope of passing an exam or getting a job. We notice that the idea of hope immediately implies that of good and evil. To hope means to judge. It’s all about moving away from evil and getting closer to a good. Nowadays, we’re accustomed to very different, much more ambitious hopes: the abolition of war, hunger, misery, or oppression. What expectations! They haven’t always been there. They arose within a particular frame of thought. To make them merely conceivable, it was first necessary to move from a cyclical to a linear conception of time. That is, from a conception where all that matters is to survive the next day, and where hope will necessarily be limited to this horizon, to a conception when it’s precisely possible to hope for more, up to the abolition of evil itself.

Cyclical conceptions, like that of the myth of the eternal return, are the oldest. The idea of a cycle is part of the immediate human experience: cycle of day and night, cycle of seasons and harvests, cycle of life, birth, and death. However, the notion of eternal return isn’t a kind of fatalism that discourages action. For the same human experience also teaches that action causes a reaction. We must sow to harvest, we must eat to survive. Therefore, the cycle is no hindrance to action; it is the standard of action. What is consistent with the cycle is right, what isn’t, is wrong. The cycle is the source of morality itself. Certain things have to be done in a certain way in order to make sure that after the night comes back the day, that after winter comes spring. Conversely, any natural disaster will logically be perceived as the consequence of a bad action. To guarantee the stability of the cycle, that’s the purpose of taboos. To punish troublemakers, that’s the function of rites, which are always rites of purification. We recognize here the figure of the scapegoat. The types of hope we just reviewed are very much in line with this conception. But the contemporary idea of hope, not only as a feeling, but as a whole orientation of the world, requires to move away from rites and to overcome the myth of the eternal return. It involves a demystification.

Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Hans-Joachim Roedelius
Rejecting myths, Greek philosophy considers, for the first time, morality as a problem. A new answer to the question “what should I do?” is needed, without the support of myths, of tradition, of what has been done forever. However, for good and evil to still be distinguishable, there must be a fulcrum, an external, objective criterion of judgment, without which good and evil would simply dissolve in everyone’s subjectivity. The Greeks had such a criterion: the cosmos. The Greeks, since Pythagoras, designate the “totality of all things” by the term cosmos, which, etymologically, means “good order” or “orderly arrangement”. To translate this notion into Latin, the Romans have equally derived the word mundus, which originally referred to the woman’s ornamentation (the “beautiful appearance”), from the sense of “good order” to that of “world”. In this perspective, the world is a given, perceived from the outset as a good. And from that gap between the well-ordered cosmos, characterized by the regularity of the stars, and the disorder of life on earth, arises the need for ethics. In this sense, Aristotle distinguishes two spheres, the sublunary and the supralunary; the first, that of humans, borrowing from the second the criterion for conduct. Morality derives from the physical world. The cosmic conception ditches myths. Mankind is no longer the almighty author of order and chaos. Goodness pre-exists it. On the other hand, such a conception remains cyclical. Hope still consists in restoring, when broken, some equilibrium.

Nadja Schmidt @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Nadja Schmidt
In Christianity, the world is no more a cosmos, but it is still the good creation of a good god. That’s why Christianity too recognizes the world as a criterion of good. On the other hand, the Christian conception of time is no longer cyclical but linear. For Christians as for Jews, time is oriented, in expectation of the reign of God. Their hope no longer rests on the restoration of a balance, but on the other world, on salvation. Even in dark times, rises the hope of a general movement towards good.

However, when, in the 17th century, Galileo declares that the universe is a “book written in mathematical language”, he makes the distinction between the sublunary and the supralunary spheres obsolete. Stars are not that perfect and earthly things are not that chaotic. Mathematical laws can universally explain both. Under these conditions, claiming to find in heaven, or in nature, any rule of ethics, becomes pointless. The good cosmos becomes the neutral universe we’re used to. But then, what becomes of morality? Since good is no longer a given, it can only be built. “What will become moral is no longer to find one’s place in the world as it is, but to embark on the infinite task of transforming it – nature, society – in order to introduce in it the good which it is a priori lacking” (Olivier Rey). “For the moderns, fighting nature is fighting evil and spreading good” (Rémi Brague). At this point, we recognize the seeds of a very familiar idea: the idea of progress. Not the usual notion of improvement – the progress of a technique, the progress of a student – but the brand new notion of an unlimited, necessary and irreversible movement towards good.

Lunz am See, More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Lunz am See

In the idea of progress, the good is no longer a beginning, but a destination. The good is no longer a norm of behaviour, but a program: “the relief of man’s estate”, according to Francis Bacon’s famous saying. Marx doesn’t say anything else: “The philosophers have only interpreted the world, in various ways; the point is to change it.” Hope then changes orientation. Although still linear, it’s no longer directed towards the other world, but embedded in this world; no longer put in salvation, but in the future. Strictly speaking, it’s not really hope anymore. Rather optimism, An optimism that depends on action. Blamed for its passivity, hope loses its status of virtue in favor of action. Better act than rely on hope. Contrary to hope, optimism is based on notions of calculation and predictability. Yet progressivism is more than mere optimism. It is a dogmatic optimism; the certainty that things will necessarily turn out well.

The experience of totalitarianism and world wars in the 20th century made the belief in progress untenable. Since then, the notion that technical progress would lead mechanically to moral progress has been constantly disproved. Today we know that progress enslaves as much as it emancipates. We owe Theodor Adorno the most lapidary formulation of this ambiguity of progress, which leads “from the slingshot to the atom bomb”.

Christopher Chaplin @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Christopher Chaplin
Yet the idea of progress has lost none of its power of fascination. Internet for all! Transhumanism! We didn’t experience the failure of progress as such, but as treason. Progress did not keep its promises, but we still hold on to them, without understanding that such catastrophes were rooted in its fundamentally nihilistic premises. Indeed, progressivism is, in itself, a nihilism on principle: “it declares that this world is worthless, since any other world will be better. (...) Therefore, it assumes that we have nothing to lose – actually, it assumes that we have nothing at all. It means dissolving all being into nothingness, by giving credit only to what is yet to come”. Tomorrow, the same optimism will reduce to “nothing any progress achieved in the meantime” (François-Xavier Bellamy).

Even our ecological concerns don’t escape the logic of progressive nihilism. Really? Preserving nature in order to preserve its resources, isn’t it on the contrary a conservative concern? Not really. Thinking of nature as a resource to preserve is still thinking of it as a resource, that is to say, in the very terms that have led to its exploitation. We are still progressive. That’s why we don’t really want to protect nature, but to “save the planet”. That’s the principle of sustainable development. Development must go on, but at a lower cost, in line with the logic of profit. To do this, we rely on ever more new expedients, ever more new technologies. As if the best way to lower human activity was more human activity.

MOL Brainstorming Orchester @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
MOL Brainstorming Orchester
“When we start to act hope is everywhere. So instead of looking for hope – look for action. Then the hope will come”, according to Greta Thunberg, the young Swedish climate activist. Saying so, she remains strictly in line with the logics of progress, will and growth. To subordinate hope to action is not to aim for a good, it is to define action as the good. No action can be bad when the criterion of the good is determined by the action itself. To subordinate hope to action is also to subscribe to progressive nihilism: the present world is nothing more than a pile of mud we should flee. We expect from action to bring hope, precisely because what incites to action in the first place is hopelessness: the prospect of apocalypse, hatred for the world as it is. True hope isn’t subordinate to action. True hope subordinates action. Action stimulated by hope will always be tempered by the awareness that bad actions are always possible: those which violate a pre-existing hope. Anything will not be allowed.

True hope is part of a thinking of meaning, which consists in giving a meaning, instead of a solution, to the problem of evil. For evil will never be abolished. It is inherent in the tragedy of life, and therefore irremediable. This is true in nature as in human affairs. For example, the dynamics of life itself, which allows evolution, also allows cancer. And many of the technologies we love, starting with the Internet, were first and foremost military innovations. The moral effects of our actions, good or bad, can’t be predicted scientifically. They reveal themselves. Hope has nothing to do with the belief that things will turn out well provided we remove such social cause, develop such technology, eradicate such enemy of humanity. Hope is you. It is you, who will ensure that even in the most atrocious conditions, life will always be worth living.

Hans-Joachim Roedelius, Tim Story @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Hans-Joachim Roedelius, Tim Story


Hoffnung oder Fortschritt. Betrachtungen zum Thema „Hoffnung“


Dieses Jahr hatte Hans-Joachim Roedelius beschlossen, die 16. Ausgabe seines Festivals More Ohr Less dem Konzept der Hoffnung zu widmen. Hier meine Gedanken zu diesem Thema, die Achim mir ermöglischt hat, bei der Eröffnung des Festivals zu teilen. Eine längere Version war vor Ort für Festivalbesucher im Taschenformat erhältlich.



Baden (Österreich), den 28. Juli 2019

Das Gefühl der Hoffnung hat es immer gegeben. Die Hoffnung auf eine gute Ernte oder auf Heilung; die Hoffnung, Liebe zu finden oder die Ketten zu sprengen; oder auch die eher zeitgenössische Hoffnung darauf, etwa eine Prüfung zu bestehen oder einen Job zu bekommen. Wir stellen fest, daß die Idee der Hoffnung unmittelbar die Vorstellung von Gut und Böse beinhaltet. Hoffen ist schon urteilen. Es geht darum, sich vom Bösen zu entfernen und dem Guten näher zu kommen. Heute sind wir an sehr andere, viel ehrgeizigere Hoffnungen gewöhnt: die Abschaffung von Krieg, von Hunger, von Armut, von Unterdrückung. Welche Hoffnungen! Solche Hoffnungen hat es nicht immer gegeben, denn sie sind innerhalb eines bestimmten Gedankenrahmens entstanden. Damit sie bloß denkbar wurden, war es zunächst notwendig, von einer zyklischen zu einer linearen Zeitauffassung überzugehen. Das heißt, von einer Zeit, in der es nur darum ging, den nächsten Tag zu sichern, und wo die Hoffnung notwendigerweise auf diesen Horizont beschränkt war, zu einer Zeit, wo es zulässig ist, eben auf mehr zu hoffen, bis zur Abschaffung des Bösen selbst.

Die ältesten Zeitauffassungen sind zyklisch. Zum Beispiel der Mythos der ewigen Wiederkehr. Der Begriff des Zyklus ist Teil der unmittelbaren menschlichen Erfahrung: Zyklus von Tag und Nacht, oder von Jahreszeiten, Erntezyklus, Zyklus von Geburt, Leben und Tod. Der Gedanke an die ewige Wiederkunft setzt jedoch kein Fatalismus voraus, der das Handeln abschreckt. Denn die selbe menschliche Erfahrung lehrt, daß jedes Handeln – jede Aktion – eine Reaktion auslöst. Um zu ernten, müssen wir säen; um zu überleben, müssen wir uns ernähren. Der Zyklus ist daher kein Handlungshindernis; Er ist der Maßstab für das Handeln. Was mit dem Zyklus übereinstimmt, ist recht, was nicht, ist ungerecht. Der Zyklus ist die unmittelbare Quelle der Moral. Diese Moral befiehlt bestimmte Dinge in einer bestimmten Reihenfolge zu tun, um zu gewährleisten, daß nach der Nacht der Tag zurückkommt; nach dem Winter, der Frühling. Wir müssen genau wiederholen, was unsere Vorfahren gemacht haben. Umgekehrt wird jede Naturkatastrophe logisch als Folge einer schlechten Handlung wahrgenommen. Die Stabilität des Zyklus zu gewährleisten, ist die Funktion des Verbots, und Unruhestifter zu bestrafen ist die Funktion des Ritus, der immer ein Reinigungsritus ist. Daher die Figur des Sündenbocks. Innerhalb einer solchen Vorstellung, sind die Arten von Hoffnung, die wir zuerst überprüft haben, leicht verständlich. Aber nur wenn man den Rahmen des Ritus verlässt, wenn man den Mythos der ewigen Wiederkehr verlässt, kann man sich Hoffnung nicht nur als Gefühl, sondern als Weltorientierung vorstellen. Dies erfordert eine Entmystifizierung.

Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Hans-Joachim Roedelius
Indem sie die Mythen ablehnt stellt die griechische Philosophie zum ersten Mal die Moral als Problem dar. Es geht darum, eine neue Antwort auf die Frage „Was soll ich tun?“ zu finden, ohne jegliche Unterstützung von Mythen, Traditionen und dem, was man schon immer getan hat. Die Unterscheidung zwischen Gut und Böse bedarf dann eines neuen Antriebs, eines objektiven Beurteilungskriteriums, ohne welches sich Gut und Böse in der Subjektivität aller auflösen würden. Die Griechen hatten ein solches Kriterium: den Kosmos. Seit Pythagoras bezeichnen die Griechen „alles, was ist“ – die Welt – unter dem Begriff Kosmos, was etymologisch „gute Ordnung“ oder „harmonische Anordnung“ bedeutet. Um diesen Begriff ins Lateinische zu übersetzen, haben die Römer das Wort mundus, das sich ursprünglich auf den Schmuck der Frau (die „schöne Erscheinung“) bezog, derselben Ableitung unterworfen, vom Sinn der „guten Ordnung“ zu dem von „Welt“. In dieser Perspektive ist die Welt eine Gegebenheit, die von Anfang an als Gut wahrgenommen wird. Und aus der Kluft zwischen diesem geordneten Kosmos, der durch die Regelmäßigkeit der Sterne gekennzeichnet wird, und der Unordnung des Lebens auf der Erde entsteht das Bedürfnis nach Ethik. In diesem Sinn unterschied Aristoteles die sublunare Welt (unter dem Mond) von der supralunaren Welt (über dem Mond). Die erste, die von Menschen, muß sich sein Verhaltenskriterium von der letzteren ausleihen. Daher leitet der Mensch seine Moral aus der physischen Welt ab. Diese kosmische Auffassung entgeht dem Mythos. Der Mensch ist nicht mehr der allmächtige Autor von Ordnung und Chaos, Gut und Böse. Das Gute läuft ihm voraus. Diese Auffassung ist aber immer noch zyklisch, denn sie beruht weiterhin auf der Hoffnung, das Gleichgewicht wiederherzustellen, wenn es zerbrochen ist.

Alfred Goubran @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Alfred Goubran
Im Christentum ist die Welt kein Kosmos, aber sie bleibt immer noch die gute Schöpfung eines guten Gottes. Aus diesem Grund erkennt das Christentum auch die Welt als Kriterium des Guten an. Dagegen ist die Zeit der Christen nicht länger zyklisch, sondern linear. Für die Christen so wie für die Juden läuft die Zeit darauf hinaus, daß sie eines Tages mit der Herrschaft Gottes ihr Ende findet. Ihre Hoffnung besteht nicht mehr in der Wiederherstellung eines Gleichgewichts, sondern im Jenseits, im Heil. Somit ergibt sich auch in dunklen Zeiten eine umfassende Möglichkeit, das Gute zu erhoffen.

Als Galileo im 17. Jahrhundert jedoch erklärt, daß „das Buch der Natur in der Sprache der Mathematik geschrieben“ ist, wird der Unterschied zwischen den sublunaren und supralunaren Welten hinfällig. Die Sterne sind doch nicht so perfekt und hier auf Erden sind die Dinge doch nicht ganz so chaotisch. Scheinbarer Chaos oder scheinbare Perfektion können allseitig von der Mathematik erklärt werden. Nun macht es keinen Sinn mehr, zu behaupten, im Himmel oder in der Natur irgendeine Regel der Ethik zu finden. Der gute Kosmos wird zum neutralen Universum, das wir kennen. Aber was wird aus der Moral? Weil das Gute nicht mehr gegeben ist, kann es nur noch hergestellt werden. „Was moralisch werden wird, besteht nicht mehr darin, seinen Platz in der Gegebenheit zu finden, sondern sich mit der unendlichen Aufgabe zu beschäftigen, die Gegebenheit – die Natur, die Gesellschaft – umzuwandeln, um in die Welt das Gute zu bringen, das ihr a priori fehlt.“ (Olivier Rey) „Für die Moderne, bedeutet der Kampf gegen die Natur das Böse zu bekämpfen, und das Gute zu verbreiten.“ (Rémi Brague) Hier erkennen wir den Keim einer uns bekannten Idee: die Idee des Fortschritts. Nicht der allgemeine Begriff der Verbesserung, sondern der ganz neue Begriff einer unbegrenzten, unumkehrbaren und notwendigen Bewegung in Richtung des Guten.

Lunz am See, More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Lunz am See

Mit der Idee des Fortschritts ist das Gute kein Anfang mehr, sondern ein Ziel; Kein Verhaltenskriterium, sondern ein Programm: „Die Erleichterung und Verbesserung des Zustandes der Menschen“, nach der berühmten Formel von Francis Bacon. Und so Marx: „Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert; es kömmt drauf an, sie zu verändern.“ Dann ändert sich die Richtung der Hoffnung. Diese Hoffnung bleibt zwar linear, zielt aber jetzt nicht mehr auf das Jenseits, sondern auf das Diesseits; nicht mehr auf das Heil, sondern auf die Zukunft. Genau genommen, ist sie keine richtige Hoffnung, sondern eine Art Optimismus, der vom Handeln abhängig ist. Weil ihr unterstellt wird, eine passive Haltung vorauszusetzen, verliert die Hoffnung ihre Tugendhaftigkeit zugunsten des Handelns. Es ist besser zu handeln als einfach zu hoffen. Entgegen der Hoffnung basiert der Optimismus auf Begriffe wie Berechnung und Vorhersagbarkeit. Doch ist Progressivismus mehr als bloßer Optimismus. Er ist ein grundsätzlicher Optimismus, eine Gewissheit: Alles wird notwendigerweise gut laufen.

Die Erfahrung des Totalitarismus und der Weltkriege im zwanzigsten Jahrhundert machte diesen Fortschrittsglauben unhaltbar. Die Vorstellung, daß technischer Fortschritt mechanisch zu moralischem Fortschritt führen muß, ist seither ständig widerlegt worden. Wir wissen heute, daß der Fortschritt ebenso versklaven wie emanzipieren kann. Und wir verdanken Theodor Adorno die treffendste Formulierung dieser Zweideutigkeit des Fortschritts, der „von der Steinschleuder zur Megabombe“ führt.

Christoph H. Müller @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Christoph H. Müller
Doch scheint die Idee des Fortschritts immer noch zu faszinieren. Internet für alle! Transhumanismus! Wir haben das Versagen des Fortschritts nicht als solches erlebt, sondern als Verrat. Er hielt seine Versprechen nicht ein, aber wir hängen immer noch an ihnen, ohne zu verstehen, daß solche Katastrophen in seinen wesensmäßig nihilistischen Grundsätzen verwurzelt waren. In der Tat ist Progressivismus an sich ein prinzipieller Nihilismus. „Er dekretiert, daß diese Welt wertlos ist, da jede andere Welt besser sein wird. (...) Es ist anzunehmen, daß wir nichts zu verlieren haben, daß wir in Wirklichkeit gar nichts haben. Es geht darum, das ganze Sein ins Nichts zu senken, indem man nur dem, was noch nicht ist, Glauben schenkt.“ Morgen wird derselbe Optimismus „alles vernichten, was potenzielle Fortschritte in der Zwischenzeit verwirklicht werden haben“ (François-Xavier Bellamy).

Auch unser Umweltbewusstsein ist von der Logik des progressivistischen Nihilismus betroffen. Wirklich? Die Natur zu schützen, um ihre Ressourcen zu schützen, ist das nicht im Gegenteil ein konservatives Thema? Nicht wirklich. Die Natur als eine zu schützende Ressource zu betrachten, bedeutet immer noch, sie als Ressource zu betrachten, das heißt genau aus der Perspektive, die zu ihrer Nutzung führte. Wir sind immer noch Progressivisten. Deshalb wollen wir die Natur nicht wirklich schützen, sondern „den Planeten retten“. So das Prinzip der nachhaltigen Entwicklung. Die Entwicklung muß fortgesetzt werden, jedoch zu geringeren Kosten, der Profitlogik entsprechend. Dafür setzen wir auf immer mehr neue Mittel, immer mehr neue Technologien. Als ob der beste Weg, das menschliche Handeln zu bremsen, mehr menschliches Handeln wäre.

Jacques Gassmann & MOL Brainstorming Orchester @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Jacques Gassmann & MOL Brainstorming Orchester
„Was wir noch mehr brauchen als Hoffnung ist Action, sagt Greta Thunberg, die junge schwedische Klimaaktivistin. Wenn wir erstmal anfangen etwas zu tun, dann gibt es auch Hoffnung“, sagt sie. Aber die Hoffnung dem Handeln unterzuordnen, bedeutet nicht, etwas Gutes anzustreben, sondern das Handeln selbst als das Gute zu definieren. Wenn die Handlung an sich das Kriterium des Guten ist, kann keine Handlung als böse bezeichnet werden. Die Hoffnung dem Handeln unterzuordnen, bedeutet auch, dem progressivistischen Nihilismus zuzustimmen: Es ist notwendig, vor dem Schlammhaufen zu fliehen, den die gegenwärtige Welt darstellt. Man erwartet von der Handlung, daß sie die Hoffnung hervorruft, gerade deshalb, weil es die Hoffnungslosigkeit ist, die die Handlung auslöst: die Aussicht auf die Apokalypse, der Hass auf die Welt, wie sie ist. Wahre Hoffnung ist dem Handeln nicht untergeordnet. Sie ist es, die das Handeln unterordnet. Handlungen, die durch Hoffnung hervorgerufen werden, werden immer durch das Bewusstsein gemildert, daß schlechtes Handeln immer möglich ist: das, was die Hoffnung verletzt, die es bereits gibt. Alles ist nicht erlaubt.

Wahre Hoffnung ist Teil eines Denken des Sinnes. Letztendlich geht es eher darum, dem Problem des Bösen einen Sinn zu geben, als eine Lösung. Denn das Böse kann nicht beseitigt werden. Es ist der Tragödie des Lebens innewohnend, und daher unabänderlich. Dies gilt sowohl in der Natur als auch in den menschlichen Angelegenheiten. Die Dynamik des Lebens, die die Evolution ermöglicht, ermöglicht auch Krebs. Und Technik, die wir lieben, so wie zum Beispiel das Internet, war ursprünglich oft für militärische Zwecke gedacht. Die moralischen Auswirkungen unserer guten oder schlechten Handlungen lassen sich nicht wissenschaftlich vorhersehen. Sie offenbaren sich. Die Hoffnung bedeutet nicht zu glauben, daß sich die Dinge gut entwickeln werden, weil wir sozialen Ursachen beseitigen, Technologie entwickeln oder irgendeinen Feind der Menschheit vernichten. Hoffnung sind Sie selber. Sie sind es, Die Sie dafür sorgen, daß das Leben, auch unter den widrigsten Umständen, immer lebenswert sein wird.

Carl Michael von Hausswolff, Christine-Martha Roedelius, Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Carl Michael von Hausswolff, Christine-Martha Roedelius, Hans-Joachim Roedelius



L’Espérance ou le Progrès. Réflexions sur le thème de l’espoir


Cette année, Hans-Joachim Roedelius avait décidé de consacrer la 16e édition de son festival More Ohr Less à la notion d'espoir (Hoffnung). Voici les réflexions que m’a inspirées ce thème, et qu’Achim m’a permis de partager avec le public en ouverture du festival. Une version plus longue était disponible sur place au format poche pour les festivaliers.



Baden (Autriche), le 28 juillet 2019

Sylvain Mazars, L'Espérance ou le Progrès
L’espoir comme sentiment existe depuis toujours. C’est l’espoir de la bonne récolte ou de la guérison, l’espoir de trouver l’amour ou de briser ses chaînes. De nos jours, c’est aussi l’espoir de réussir un examen ou d’obtenir un emploi. On remarque que l'idée de l'espoir implique d'emblée celle du bien et du mal. Espérer, c'est déjà juger. Il s'agit de s'éloigner d'un mal et de se rapprocher d'un bien. De nos jours, nous sommes accoutumés à des espoirs très différents, et autrement ambitieux : l’abolition de la guerre, de la faim, de la misère, de l’oppression. Quels espoirs ! Ils n'ont pas toujours existé. Ils ont surgi au sein d’un cadre de pensée particulier. Pour les rendre seulement envisageables, il a fallu d’abord passer de la conception d'un temps cyclique à celle d’un temps fléché. C'est-à-dire d’un temps où il s’agit seulement de préserver le lendemain, et où l’espoir sera forcément limité à cet horizon, à un temps où il est permis – justement – d'espérer plus, jusqu'à l'abolition du mal lui-même.

Les conceptions cycliques, comme celle du mythe de l’éternel retour, sont les plus anciennes. L’idée du cycle s’inscrit dans l'expérience humaine immédiate : cycle du jour et de la nuit, cycle des saisons et des récoltes, cycle de la vie, de la naissance, de la mort. Pour autant, la pensée de l’éternel retour n’est pas un fatalisme qui décourage l’action. Car la même expérience humaine enseigne que l’action entraîne une réaction. Il faut semer pour récolter, se nourrir pour survivre. Le cycle n’est donc pas une entrave à l’action ; il est la norme de l'action. Ce qui est conforme au cycle est juste, ce qui ne l'est pas est injuste. Il est la source de la morale elle-même. Celle-ci commande de faire certaines choses dans un certain ordre afin de garantir qu’après la nuit reviendra le jour, qu'après l'hiver reviendra le printemps. Réciproquement, toute catastrophe naturelle est logiquement perçue comme la conséquence d'une mauvaise action. Garantir la stabilité du cycle, telle est la fonction des interdits. Punir les fauteurs de trouble, telle est la fonction des rites, qui sont toujours des rites de purification. On reconnaît ici la figure du bouc émissaire. Les types d’espoir que nous avons passés en revue s'accordent très bien avec une telle conception. Mais ce n'est que lorsqu'on sort du rite, lorsqu'on sort du mythe de l'éternel retour, qu'on peut envisager l'espoir non seulement comme sentiment, mais comme orientation du monde. Cela requiert une démystification.

Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Hans-Joachim Roedelius
La philosophie grecque, en récusant les mythes, pose, pour la première fois, la morale comme problème. Il s'agit de trouver une nouvelle réponse à la question « que dois-je faire ? » sans l'appui des mythes, de la tradition, de ce qu'on a toujours fait. Mais pour qu'une distinction entre le bien et le mal soit simplement possible, encore faut-il un point d'appui, un critère extérieur de jugement, objectif, sans lequel le bien et le mal se dissoudraient dans la subjectivité de chacun. Ce critère, les Grecs l'avaient. C’est le cosmos. Les Grecs désignent depuis Pythagore l’« ensemble de ce qui est » par le terme de cosmos qui, étymologiquement, signifie le « bon ordre » ou « l’arrangement harmonieux ». Pour traduire cette notion en latin, les Romains ont fait subir au mot mundus, qui désignait à l’origine la parure de la femme (la « belle apparence »), la même dérivation, du sens de « bon ordre » vers celui de « monde ». Or, dans cette perspective, le monde est un donné perçu d’emblée comme un bien. Et c’est de l’écart entre ce cosmos bien ordonné, caractérisé par la régularité des astres, et le désordre de la vie sur terre, que surgit le besoin de l’éthique. En ce sens, Aristote distinguait le monde sublunaire du monde supralunaire ; le premier, celui des hommes, devant emprunter au second le critère de sa conduite. C’est donc du monde physique que l’homme déduit sa morale. La conception cosmique échappe au mythe. L’homme n’est plus l’auteur tout puissant de l’ordre et du désordre, du bien et du mal. Le bien lui préexiste. Il se contente de s’y plier, ou d’y contrevenir. En revanche, cette conception reste cyclique. L’espoir consiste toujours à rétablir, quand il est brisé, un certain équilibre.

Martin Kainz @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Martin Kainz
Dans le christianisme, le monde n'est plus un cosmos, mais il est toujours la création bonne d'un dieu bon. Et c'est à ce titre que le christianisme reconnaît lui aussi le monde comme critère du bien. En revanche, le temps des chrétiens n'est plus circulaire mais fléché. Pour eux comme pour les juifs, le temps est orienté dans l’attente du règne de Dieu. Leur espoir ne repose plus sur le rétablissement d’un équilibre, mais sur l'autre monde. C’est l’espérance du salut. Même en de sombres temps, s'ouvre ainsi la porte d’un espoir général vers le bien.

Mais lorsqu'au XVIIe siècle, Galilée déclare que « l’univers est un livre écrit en langage mathématique », il rend caduque la distinction entre le sublunaire et le supralunaire. Les étoiles ne sont pas si parfaites, et les choses terrestres ne sont pas si chaotiques. Des lois mathématiques peuvent rendent compte universellement des unes et des autres. Plus question, dans ces conditions, de prétendre trouver dans le ciel, ou dans la nature, une quelconque règle de l’éthique. Le cosmos bon devient l’univers neutre que nous connaissons. Mais alors, que devient la morale ? Parce que le bien n’est plus donné, il ne peut être que construit. « Ce qui va devenir moral, ce n'est plus de trouver sa place dans le donné, mais de se lancer dans la tâche infinie de transformer le donné – la nature, la société –, afin d'y introduire le bien dont il est a priori dépourvu. » (Olivier Rey) « Pour les Modernes, combattre la nature, c’est combattre le mal et répandre le bien. » (Rémi Brague) Nous reconnaissons ici les germes d’une idée qui nous est familière : l’idée de progrès. Non pas la notion courante d’amélioration – les progrès d’une technique, les progrès d’un élève –, mais celle, nouvelle, d’un mouvement illimité, nécessaire et irréversible vers le bien.

Lunz am See, More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Lunz am See

Dans l'idée de progrès, le bien n’est plus un commencement, mais une destination. Le bien n’est plus une norme de comportement, mais un programme : « le soulagement de la condition des hommes », selon la célèbre formule de Francis Bacon. De même, selon Marx : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer ». L’espoir change alors d’orientation. Toujours fléché, il ne se situe plus dans l’autre monde, mais dans ce monde-ci ; plus dans le salut, mais dans le futur. En toute rigueur de terme, il n’est plus vraiment un espoir, mais un optimisme, dépendant de l'action. L’espoir, auquel on reproche sa passivité, perd son statut de vertu au profit de l’action. Mieux vaut agir que de se contenter d’espérer. Contrairement à l’espoir, l'optimisme s’appuie sur les notions de calcul et de prévisibilité. Mais le progressisme est bien plus qu’un optimisme. Il est un optimisme de principe ; la certitude que les choses vont nécessairement bien tourner.

L’expérience des totalitarismes et des guerres mondiales au XXe siècle a rendu intenable la croyance au progrès. Depuis, l'idée que le progrès technique entraîne mécaniquement un progrès moral a été constamment démentie. Nous savons aujourd'hui que le progrès asservit autant qu'il émancipe. On doit à Theodor Adorno la formulation la plus lapidaire de cette ambiguïté du progrès, qui « conduit de la fronde à la bombe ».

Harald Blüchel @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Harald Blüchel
Or l’idée de progrès n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. Internet pour tous ! Transhumanisme ! Nous n’avons pas vécu l’échec du progrès comme tel, mais comme une trahison. Il n’a pas tenu ses promesses, mais nous y tenons toujours, sans comprendre que la catastrophe était inscrite dans ses prémisses, fondamentalement nihilistes. En effet, le progressisme est, en soi, un nihilisme de principe : « il décrète que ce monde ne vaut rien, puisque tout autre monde sera meilleur. (…) c'est donc supposer que nous n'avons rien à perdre – c'est supposer que nous n'avons rien du tout, en réalité. C'est ramener tout l'être au néant, en ne donnant de crédit qu'à ce qui n'est pas encore. » Demain, le même optimisme réduira « à rien tout ce que d’éventuels progrès auront pu rendre présent » (François-Xavier Bellamy).

Même nos préoccupations écologiques n’échappent pas à la logique du nihilisme progressiste.
Vraiment ? Préserver la nature pour préserver ses ressources, n’est-ce pas au contraire une préoccupation conservatrice ? Pas vraiment. Penser la nature comme une ressource à préserver, c’est encore la penser comme ressource, c'est-à-dire dans les termes mêmes qui ont commandé à son exploitation. Nous sommes toujours progressistes. C’est pourquoi nous ne voulons pas vraiment protéger la nature, mais « sauver la planète ». Encore un projet eschatologique. C'est le principe du développement durable. Le développement doit se poursuivre, mais à moindre coût, conformément à la logique du profit. Pour ce faire, nous comptons sur toujours plus de nouveaux expédients, toujours plus de nouvelles technologies. Comme si le meilleur moyen de réfréner l’activité humaine était plus d’activité humaine.

MOL Brainstorming Orchester @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
MOL Brainstorming Orchester
« Quand on commence à agir, l’espoir surgit partout. Donc au lieu de rechercher l’espoir, visons l’action, et l’espoir viendra », dit Greta Thunberg, la jeune militante suédoise du climat. En cela, elle reste strictement conforme aux logiques du progrès, de la volonté, de la croissance. Subordonner l’espoir à l’action, ce n'est pas viser un bien, c'est définir l'action elle-même comme le bien. Aucune action ne peut être mauvaise quand c'est l'action qui détermine le critère du bien. Subordonner l’espoir à l’action, c'est aussi souscrire au nihilisme progressiste : il faut fuir le tas de fange que représente le monde présent. Si l’on attend de l’action qu’elle engendre l’espoir, c’est précisément parce que ce qui commande l’action, c’est le désespoir : la perspective de l’apocalypse, la haine du monde tel qu’il est. Le véritable espoir n’est pas subordonné à l’action. Il la subordonne.

Le véritable espoir s'inscrit dans une pensée du sens. Il s'agit de donner un sens, non une solution, au problème du mal. Car le mal ne sera jamais aboli. Il est inhérent au tragique de la vie, et par conséquent irrémédiable. Cela est vrai dans la nature comme dans les affaires humaines. Par exemple, la dynamique de la vie elle-même, qui permet l’évolution, permet aussi le cancer. Et beaucoup des technologiques que nous adorons, à commencer par Internet, furent d’abord des innovations militaires. Les effets moraux de nos actes, bons ou mauvais, ne s'anticipent pas. Ils se révèlent. L'espoir, ce n'est pas de croire que les choses vont bien tourner parce qu'on va supprimer telle cause sociale, développer telle technologie, abattre tel ennemi de l'humanité. L'espoir c'est vous. C’est vous qui ferez en sorte que, même dans les conditions les plus atroces, la vie vaudra toujours la peine d'être vécue.

Jacques Gassmann @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Jacques Gassmann



samedi 10 août 2019

More Ohr Less 2019 : la famille comme socle, le monde pour horizon


Pour la 16e édition de son célèbre festival More Ohr Less, Hans-Joachim Roedelius avait choisi pour thème l'espoir (hoffnung). Comme l’année précédente, c’est chez lui, à Baden, que l’artiste a accueilli les festivaliers pour un premier dimanche de performances et de discussions, avant de migrer à Lunz am See pour un second long week-end, du 1 au 4 août, marqué par quelques événements dramatiques : des pluies diluviennes et la blessure au dos du maestro. Le pianiste islandais Víkingur Ólafsson était l'invité vedette de cette édition. Etaient également de retour les habitués Tim Story et Christopher Chaplin, Harald Blüchel et le désormais incontournable More Ohr Less Brainstorming Orchester, qui donnait cette année sa meilleure performance.


Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019

Baden (Autriche), les 28 et 29 juillet 2019 / Lunz am See (Autriche), du 1er au 4 août 2019

Mischa Kuball @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Mischa Kuball
Selon Tim Story, More Ohr Less est un festival unique dans la mesure où il efface la frontière entre les artistes et le public. Il n'est pas rare, explique-t-il, que les uns et les autres se retrouvent autour d'un verre, ou à nager ensemble dans le Lunzer See. Et en effet, il semble bien que tout spectateur finisse invariablement par devenir participant : soit en prenant part aux conférences, soit en montant sur scène, soit en donnant un coup de main en coulisses.

Cette année, dans le cadre du musée Arnulf Rainer de Baden, ce sont pas moins de quatre conférenciers qui ont disserté sur le thème de l'espoir en ouverture du festival : l'artiste conceptuel Mischa Kuball, le biologiste Martin Kainz, le chanteur et écrivain Alfred Goubran, et votre serviteur – suivis d'un panel de discussion avec l'épouse d'Achim et organisatrice du festival Christine-Martha Roedelius, la psychiatre et artiste Claudia Schumann, ainsi que l'activiste Nadja Schmidt, membre de l'ICAN (International Campaign to Abolish Nuclear Weapons, l'organisme récipiendaire du prix Nobel de la Paix 2017).
Nadja Schmidt, Claudia Schumann, Christine-Martha Roedelius @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
N. Schmidt, C. Schumann,
C. M. Roedelius
Etonnamment, alors qu'on aurait pu supposer de l'espoir qu’il fût un sentiment unanimement loué, il n'en fut rien. Selon un participant sur deux, l'espoir est au contraire chargé de négativité. Au mieux inutile, au pire à proscrire. Il pousserait à la passivité, et entraverait l'action. Ce renversement de l'articulation des deux concepts, l'espoir et l'action, n'est pas nouveau. Il a été invoqué essentiellement pour parler de l'urgence climatique. Je reste pourtant convaincu que l'espoir ne peut pas être subordonné à l'action. C'est le contraire qui est vrai. J'expliquerai ce point de vue dans le texte de ma contribution, à suivre sur ce blog. C'est aussi ce que semble suggérer Christine-Martha Roedelius qui, en liant l'espoir à l'humilité, montre qu'il faut se méfier d'un optimisme trop souvent fondé sur la démesure, et dont nous déplorons aujourd'hui les résultats.

Tim Story @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Tim Story
Les discussions furent suivies par une présentation des Roedelius Cells, l'installation audio sur hui canaux imaginée par Tim Story à partir d'échantillons de piano joués par Roedelius. Laissons Tim en parler lui-même : « Achim et moi avons travaillé ensemble pendant plus de quinze années, au cours desquelles j'ai accumulé de nombreux enregistrements de lui au piano. En plus de nos disques, nous nous sommes retrouvés avec des douzaines d'heures d'improvisations. En l'état, elles n'étaient pas publiables, mais il y avait tellement de petits passages merveilleux, que j'ai eu l'idée de les utiliser pour créer de nouvelles compositions. Certains remontaient à plus de dix ou quinze ans, tous enregistrés sur le même piano. Je les ai coupés en tout petits morceaux que j'ai ensuite redéployés sur huit canaux. Leur combinaison forme une composition entièrement nouvelle. (…) Si l'on se tient à équidistance parfaite des huit haut-parleurs, au centre du cercle, on obtient l'illusion d'une composition conventionnelle, presque normale, avec ses développements, ses refrains. Mais ce n'est pas le cas. La version stéréo publiée en CD reproduit cette illusion de l'auditeur placé au centre du cercle. En revanche, si vous explorez chaque haut-parleur un par un, vous pourrez percevoir individuellement les petits échantillons dont chaque pièce est constituée en fait. De même que lorsqu’on s'approche très près d'une image vidéo figurative, on finit par n’en voir que les pixels, qui sont abstraits. En un sens, ce procédé permet à l’auditeur de recomposer lui-même l’œuvre. Et l’expérience de chacun est différente en fonction du lieu où il se situe par rapport aux huit canaux.
Tim Story, Roedelius Cells @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Les Roedelius Cells
En fin de compte, les Roedelius Cells sont un hommage à l’esprit humain, un hommage à ce que nos cerveaux effectuent constamment : créer leurs propres compositions à partir de sons épars. Quand vous vous promenez dans la rue, vous entendez un avion, une voiture, les cris d’un bébé ; eh bien votre cerveau fait une sorte de composition afin de donner un sens à tous ces événements aléatoires. C’est le cas ici. J’ai réarrangé des événements aléatoires, des notes de piano jouées par Achim, pour créer l’illusion d’une composition ».

Ce faisant, Tim Story a aussi renversé l'ordre chronologique entre la composition et l'interprétation. D’ordinaire, la composition précède l’interprétation, ou en est au mieux contemporaine, comme dans le cas de l’improvisation. Cette fois, l’interprète, Hans-Joachim Roedelius, a appuyé effectivement sur les touches de son clavier bien avant –  parfois des années – que l’œuvre finale ne soit composée par Tim. En définitive, l’exercice auquel Tim Story s’est attaché est une réinvention très subtile, et beaucoup plus audacieuse, du sampling.

Tim Story, Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Tim Story, Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019

A l’issue de la présentation des Cells, où le public était invité à se balader à sa guise au milieu des enceintes, les deux complices se retrouvaient dans une autre salle de cet ancien établissement thermal transformé en musée, où ils avaient installé leurs instruments au pied d’un bassin. Au programme, une présentation de leur dernier album, Lunz 3, sorti en avril dernier, en commençant par l’envoûtant Tenebrous. Si la performance – et l’album – s’inscrivent dans la lignée de Lunz et Inlandish par leurs sonorités et leur ambiance générale, Tim et Achim semblent avoir voulu produire des pièces plus évanescentes et moins rigoureusement structurées. L'impression d'immersion n'en est que plus forte.

Rosa Roedelius, Christopher Chaplin @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Rosa Roedelius, Christopher Chaplin
La première soirée s'achève au Kunstverein, petite galerie d'art du centre historique de la ville, avec une lecture de Rosa Roedelius, accompagnée par une bande-son de Christopher Chaplin. Ma connaissance de l'allemand ne me permet pas, hélas, de comprendre immédiatement la poésie. Les mots me sont familiers, mais le sens des phrases m'échappe. La musique, en revanche, est une langue universelle, et Christopher Chaplin sait la parler. Sa performance minimaliste s'appuie sur un superbe son d'orgue, semé de bruitages ambient. C'est une direction que je ne l'avais pas encore entendu explorer. Hélas, il n'a pas cru bon d'enregistrer sa création. Mais Christopher n'est pas seulement un artiste intéressant à entendre, il est aussi intrigant à voir. Courbé sur son Novation, économe de ses gestes, il se cacherait presque pour laisser parler l'instrument, comme si lui-même préférait s'assoir au milieu du public plutôt qu'être l'objet de toutes les attentions.

Harald Blüchel, Hans-Joachim Roedelius, Christopher Chaplin, Tim Story, Carl Michael von Hausswolff @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Concert de bienfaisance au profit de l'ICAN
Le lendemain, 29 juillet, l'hôtel At the Park accueillait un concert de bienfaisance au profit de la section autrichienne de l'ICAN, dont nous avons déjà parlé. Sa représentante Nadja Schmidt, qui n'est autre que la bru de Hans-Joachim Roedelius, s'investit depuis plusieurs années dans cette cause : celle de l'abolition de l'armement nucléaire. Voyageant partout dans le monde, elle est amenée à côtoyer aussi bien les hauts dignitaires des institutions internationales que le chancelier autrichien Kurz. Le concert met en scène le MOL Brainstorming Orchester presque au complet : Roedelius, Chaplin, Story, Carl Michael von Hausswolff et Harald Blüchel. Puissamment supporté par les drones de Hausswolff, le groupe plonge le hall, ses convives et son personnel dans une ambiance tout à fait inhabituelle pour cet hôtel plutôt enclin à accueillir des groupes de jazz.
Harald Blüchel, Hans-Joachim Roedelius, Christopher Chaplin, Tim Story, Carl Michael von Hausswolff @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
La performance des cinq artistes, bien que captivante, n'est pas pour autant exempte de défauts. Ainsi, les dialogues entre musiciens ne fonctionnent-ils pas toujours. Quand, au beau milieu de ce mur de drones, l'un des participants lance un son insolite – quelques notes tonales, une section rythmique – tout se passe comme si les autres ne savaient pas exactement quoi en faire. Si bien que personne ne suit. Ainsi, chaque variation nouvelle s'interrompt-elle brutalement faute de développement. Au cœur de cette improvisation presque totale, aucun des membres de l'orchestre ne sait vraiment qui fait quoi. Plus tard, en en reparlant, les musiciens se sont aperçus que le facétieux Achim était à l'origine de presque toutes ces bifurcations. L'une des auditrices a pourtant su donner un sens à tout cela. Le morceau lui a évoqué la menace d'annihilation que représentent les armes nucléaires, puis l'horreur de leur utilisation effective. La brutale interruption et le retour aux drones suggéraient quant à eux le silence de mort qui s'ensuivait, au milieu des ruines.

Carl Michael von Hausswolff @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Carl Michael von Hausswolff
Après quelques jours de pause, le festival se poursuivait dans le petit village de Lunz am See, qui l'avait vu naître quinze ans auparavant. Mais d’abord, il fallait bien déménager le matériel et les instruments. C’est à une véritable transhumance que se sont livrés les festivaliers, traversant la Basse-Autriche depuis Baden jusqu’à Lunz par la pittoresque route de montagne de Mariazell (site touristique et lieu de pèlerinage catholique). Cette transhumance les fait un peu ressembler au bétail des éleveurs de la région. Harald Blüchel et Carl Michael von Hausswolff en particulier se montrent très intéressés par les vaches de Lunz. Carl Michael, artiste expérimental pour qui tout peut être source de musique, envisage même, un soir en terrasse, d’enregistrer le chœur des cloches du troupeau afin d’en faire tout un orchestre. Un autre jour, ce sont les ronflements du chien de Pierre, le pizzaïolo français des hauteurs du village, qui attirent son attention. Il en enregistre même un échantillon duquel il promet d’élaborer un drone du tonnerre !

Helmut David @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Helmut David
La première journée lunzienne s’ouvrait sur les allocutions d’usage du maire et du représentant du Land de Basse-Autriche. Celles-ci devaient ravir Hans-Joachim, qui apprenait à cette occasion le renouvellement pour 2020 de la subvention publique destinée au festival. Un vieil ami de la famille, le docteur Helmut David, enchaînait avec une conférence passionnée sur le thème de l'espoir. Et de citer la phrase très profonde de Vaclav Havel : « L'espoir est un état d'esprit. Ce n'est pas la conviction qu'une chose aura une issue favorable, mais la certitude que cette chose a un sens, quoi qu'il advienne ».

Cet état d'esprit pourrait très bien convenir au musicien multi-instrumentiste Albin Paulus, un habitué du festival dont nous avons déjà beaucoup parlé, notamment pour sa participation au groupe Hotel Palindrone. Sur la scène aquatique du lac de Lunz, Albin propose un show vivant et plein d'humour, où compositions originales côtoient le répertoire traditionnel.
Albin Paulus @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Albin Paulus
Cornemuse, guimbarde, flûtes en tous genres, chant diphonique, yodel : Albin maîtrise une large panoplie d'instruments, parfois peu ordinaires. Le premier d'entre eux, sa propre gorge, fait merveille pour le chant diphonique. Il existe de nombreuses vidéos de cette technique vocale sur Internet. Mais aucune ne m'impressionne autant que celle l'Albin, qui arrive à la fois à maintenir longtemps son souffle tout en chantant juste et rapidement. L'une de ses flûtes, explique-t-il ensuite, est une réplique de l'un des instruments les plus anciens au monde, une flûte de l'âge de pierre retrouvée en fossile dans les Alpes souabes. Un brin farceur, Albin associe ce représentant de la plus haute Antiquité à la dernière appli à la mode, Tampura Droid, très appréciée des sitaristes indiens car elle leur donne le fameux bourdonnement qui accompagne toujours le soliste dans les ragas. Albin passe allègrement du « paléolithique au paléoplastique », comme il le dit si bien, puisqu'il a apporté son Wobblephone, un instrument de sa conception, première cornemuse sans sac (« c'est moi le sac », plaisante-t-il) constituée de tubes de PVC. Au Wobblephone, il se fend d'un morceau qui ferait pâlir de jalousie le meilleur producteur de… dubstep !

Lotus, Wolfgang Semmelrock, Rosa Roedelius @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Cette année, la scénographie est assurée par Rosa Roedelius, la fille du maître, et son collègue le designer Wolfgang Semmelrock, architecte de formation. Tous deux ont conçu trois nouvelles sculptures pour tenir compagnie au fameux « Auge » (l'œil) sur le lac : un lotus, des ailes d’ange et un casque sonore, que Wolfgang a réalisés dans la même matière plastique que les matelas pneumatiques. Le casque sonore (sound helmet) consiste en une cloche suspendue sous laquelle le spectateur est invité à s'assoir, comme sous le casque chez le coiffeur. Mais celui de Wolfgang, à la manière du Lauscher, émet de la musique : les Roedelius Cells, comme il se doit…

Christoph H. Müller, Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Christoph H. Müller, Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019

La soirée qui s'ensuit est consacrée au duo Christoph H. Müller / Hans-Joachim Roedelius. Les deux hommes ont publié en octobre dernier leur second album, Imagori II. Avec Christoph H. Müller, nous quittons le monde de l'improvisation pour celui de la composition. L'ancien du Gotan Project est connu pour ses titres travaillés. Et Imagori II n'a pas à rougir de la comparaison avec son prédécesseur. D'ailleurs, même si le duo interprète deux des titres d'Imagori, les incontournables Time has Come et Origami, le reste du set fait la part belle au dernier disque. Celui-ci ne manque pas de pépites : le planant Daumenwalzer, avec ses percussions à la Cluster, l'envoûtant Pentagramm, variation autour du thème de Tenebrous de Roedelius et Story, l'entraînant Ich Du Wir (Wandel), composé autour d'une mélopée de Rosa Roedelius, La Vie en bleu, qui permet de découvrir les talents de récitation de Hans-Joachim en français, mais surtout le brillant Fractured Being, avec ses puissantes basses et les vocalises de la chanteuse pop allemande Miss Kenichi. En fin de compte, le projet Imagori est peut-être l'une des collaborations les plus intéressantes de Roedelius de ces dernières années, après, évidemment, le duo qu'il forme avec Tim Story. Christoph H. Müller reste le véritable concepteur et maître d'œuvre derrière Imagori. Et sur ces deux disques, il a enregistré quelques-uns des morceaux de musique électronique les plus intelligents et les plus rafraîchissants du moment.

Lukas Lauermann, Harald Blüchel, Carl Michael von Hausswolff, Hans-Joachim Roedelius, Tim Story, Christopher Chaplin, Thomas Rabitsch @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
MOL Brainstorming Orchester
Le lendemain devait commencer par une catastrophe. Hans-Joachim Roedelius, tâtonnant dans le noir à deux heures du matin à la recherche d’un interrupteur que jamais il ne trouva, faisait une mauvaise chute qui laissait craindre le pire. Heureusement, le maestro s’en tirait sans dommage, mais au prix de violentes douleurs au dos. Et c’est en fauteuil roulant, encore vêtu de son pantalon d’hôpital, qu’il refaisait son apparition l’après-midi-même pour le soundcheck. Le soir venu, le More Ohr Less Brainstorming Orchester au complet devait en effet se produire, de même que le duo Alfred Goubran / Lukas Lauermann.

Lukas Lauermann, Alfred Goubran @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Lukas Lauermann, Alfred Goubran
Chanteur, poète, écrivain, Alfred Goubran avait participé à l’édition 2017 à Baden, déjà accompagné de Lukas Lauermann au violoncelle. Mais cette fois, le sort devait en décider autrement. A l’heure prévue, à peine Rosa Roedelius avait-elle présenté le chanteur, prêt à jouer les premiers accords sur sa guitare, qu’un vent violent se levait, obligeant les membres du MOL Brainstorming Orchester à revenir précipitamment sur scène pour empêcher les bâches qui protégeaient leurs instruments de la pluie de s’envoler. Jacques Gassmann, l’artiste-peintre chargé d’accompagner l’orchestre par une session de peinture en direct, faisait de même avec les toiles et les krafts qu’il avait dépliés pour l’occasion. Mais il était écrit que rien ne serait épargné au festival ce jour-là. Cinq minutes plus tard, l’orage éclatait, et une averse torrentielle écrasait la scène, qui prenait des allures de Radeau de la Méduse. On entendait Christine-Martha hurler aux techniciens de couper le courant, et aux musiciens de quitter la scène sans tarder. Heureusement, aucun court-circuit, ni aucune surtension ne fut à déplorer malgré les câbles électriques détrempés répandus au sol.
Lukas Lauermann, Harald Blüchel, Carl Michael von Hausswolff, Hans-Joachim Roedelius, Tim Story, Christopher Chaplin, Thomas Rabitsch @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Un peu plus tard, il s’avéra même qu’aucun instrument n’avait eu à en souffrir, en dépit des moyens de fortune employés pour les protéger. De retour au chaud, attablés au Zellerhof, les membres du MOL Orchester sont unanimes : cette soirée, avec la nature déchaînée en chef d'orchestre, fut leur meilleure performance !

Mais il y a bien une chose qui devait tomber à l’eau, et c’est le concert d’Alfred Goubran. Le chanteur aurait pu revenir jouer le lendemain, mais il tenait absolument à son accompagnateur Lukas Lauermann. Celui-ci ayant d’autres engagements, le concert fut tout simplement annulé. En revanche, le MOL Orchester décidait de remettre sa performance au lendemain, quitte à la raccourcir, car l’affiche s’annonçait chargée avec les deux pianistes solos, Víkingur Ólafsson et Harald Blüchel. Mais plus question de tenter le diable sur la scène aquatique du Lunzer See. Le festival déménageait dans la salle de sport de l’école locale, évidemment moins photogénique. Cette mésaventure n’était plus arrivée depuis l’édition 2014.

Vikingur Olafsson @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Víkingur Ólafsson @ More Ohr Less 2019

Né en 1984, le pianiste islandais Víkingur Ólafsson a joué avec les plus grands orchestres, et a connu le succès critique avec ses enregistrements de Brahms, Chopin, mais aussi Philip Glass et surtout Bach. En 2018, il a ainsi sorti chez Deutsche Grammophon l’album Johann Sebastian Bach, consacré à des œuvres pour piano solo du compositeur. L’année précédente, la prestigieuse maison de disque allemande avait publié l’album Einfluss, de Roedelius & Kasar. C’est ainsi que les deux hommes se sont rencontrés. A la fin de l’année passée, Roedelius a été invité à participer au disque d’Ólafsson Bach Reworks, où le piano se mêle aux sonorités électroniques contemporaines. Le 22 juin dernier, Hans-Joachim a participé au Reykjavík Midsummer Music, le festival fondé en 2012 par Víkingur. Et à son tour, ce dernier est venu à Lunz en ce 3 août pour More Ohr Less. Il est un peu la sensation du festival. Quelques figures familières ont fait le déplacement pour l’écouter, comme Bianca Acquaye, la veuve d’Edgar Froese.

Vikingur Olafsson @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Víkingur Ólafsson
Pour son programme, Víkingur Ólafsson a choisi d’interpréter une sélection d’œuvres de Bach, bien sûr, mais aussi de leur associer d’autres morceaux de deux de ses compositeurs préférés, Rameau et Debussy. Son but : montrer la modernité de Rameau, et le classicisme de Debussy. Les amateurs, pas forcément les plus avertis, savent bien distinguer les compositions de Debussy de celles de ses deux illustres prédécesseurs, et pourtant, le choix délibéré de tout jouer sans pause donne l’illusion parfaite que l’ensemble du programme n’est qu’une seule et même composition, tant les partitions s’accordent si harmonieusement entre elles. Parmi les pièces de Bach, je n’ai pu identifier que le deuxième mouvement de la Sonate no. 4, BWV 528, et peut-être un passage du Prélude et fugue en ré majeur, BWV 850. De Debussy, il me semble avoir entendu l’Hommage à Rameau, un choix en phase avec le dessein du pianiste.

Harald Blüchel, Ursula Gassmann @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
C’est un grand piano Bösendorfer qu'utilise Víkingur Ólafsson ce soir-là. Mis à disposition par la firme, transporté par deux déménageurs, deux forces de la nature dépêchées spécialement, l'imposant instrument a nécessité le concours de cinq hommes pour grimper les trois marches menant à la scène. Le résultat est à la hauteur de l'effort. Il est bien triste, pourtant, de ne pas avoir eu l'opportunité d'écouter Víkingur en plein air, sur le lac, en raison du mauvais temps. Mais on se rassure en songeant que le piano à queue aurait bien pu finir au fond du lac s'il avait fallu le faire traverser les étroites passerelles qui mènent à la scène. C'est devant ce même piano – son préféré – que prend place ensuite Harald Blüchel. Harald n'est pas un pianiste de répertoire, comme Víkingur. Cette ancienne star internationale de la techno est avant tout compositeur. Ce n'est qu'en 2011 qu’il a décidé de revenir au piano solo. Une décision heureuse, qui lui permet d'envisager la publication d'un nouvel album, annoncé pour le mois de mars 2020.
Harald Blüchel @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Harald Blüchel
Harald Blüchel interprète trois morceaux, qui ne sont pas inconnus des festivaliers. Ses compositions sont des motifs minimalistes en constante évolution : répétés, décalés, modifiés, fondus, ils se réarrangent comme un ballet de feuilles mortes dans le vent d’automne. Le dernier titre, Traüme, pourrait quant à lui évoquer les orages d’été qui ont déferlé sur Lunz la veille. Harald est un concentré d’émotions et il a cette capacité rare à les transmettre, de tout son corps, à son clavier, auquel il a parfois l’air de chuchoter. Cette façon de faire de la musique lui vient peut-être de l’enfance, comme il l’explique à l’auditoire. Harald a toujours aimé les répétitions : les saisons, les fêtes, les anniversaires : des répétitions dont chaque occurrence est pourtant différente de la précédente. « Ce sont ces cycles qui maintienne le monde en place, dit-il. Et c’est là que réside la beauté du monde ». Ce faisant, il ne s’est pas si éloigné que ça de l’univers de la techno qui lui a tant souri. Car ces arpèges répétés, réarrangés et reconfigurés, c’est tout le principe des séquenceurs ! Les œuvres pour piano d’Harald mériteraient ainsi une adaptation électronique. Mais on pourrait aussi bien rêver qu’un jour un pianiste comme Víkingur Ólafsson les interprète.

Jacques Gassmann @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Jacques Gassmann
Après les deux pianistes, le peintre Jacques Gassmann et le MOL Brainstorming Orchester entrent en scène. L’idée est de permettre à l’artiste de peindre une nouvelle œuvre en direct pendant que l’orchestre s’affaire. J’ai découvert Jacques Gassmann il y a deux ans, lors d’une précédente édition du festival. J’ai été très impressionné par ses créations sacrées, œuvres de commande destinées à des églises un peu partout en Allemagne. On lui doit notamment le retable de la Neustädter Kirche de Hanovre, deux superbes triptyques à St Kilian d’Obertheres, plusieurs œuvres à Würzburg, où il habite, ainsi que les décors de plusieurs orgues, comme celui de l’église St Johannes de Kitzingen. Mais cette performance à Lunz permet de le voir à l’œuvre. Jacques travaille au sol, à l’aide d’éponges et de peintures très diluées qui lui permettent d’obtenir d’étonnants effets de transparence. Son œuvre du soir, aux lignes effacées, s’accorde parfaitement avec l’ambiance que tentent de susciter sur scène Achim et ses compagnons.

Jacques Gassmann, MOL Brainstorming Orchester @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Jacques Gassmann & MOL Brainstorming Orchester
Le MOL Brainstorming Orchester se compose cette année de Harald Blüchel, Carl Michael von Hausswolff, Hans-Joachim Roedelius, Tim Story, Christopher Chaplin et Thomas Rabitsch. On aurait pu regretter, là encore, la scène aquatique. Mais les rideaux tirés, derrière les musiciens, permettent d'oublier qu'on se trouve dans une salle de sport sans charme. Et on peut le dire d'emblée : il s'agit de la performance la plus aboutie du groupe depuis sa formation. Elle se présente comme une longue improvisation à la structure progressive, introduite par des drones éthérés (Hausswolff ?), auxquels s'ajoutent des nappes planantes (Story ?) et des sons étranges (Chaplin ? Blüchel ?), dans un crescendo dramatique. Il y a deux ans, l'orchestre s'était un peu perdu dans un labyrinthe de bruit et de fureur. L'année dernière, le Minimoog de Thomas Rabitsch gâchait un peu l'ambiance. Le Moog est en effet un instrument très envahissant, et l'intervention de Thomas avait tendance à écraser celles de tous les autres. Cette fois, le producteur autrichien a réussi à dompter sa machine, jouant des arpèges si rapides qu'ils se fondent dans l'atonalité de l'ensemble. Cette fois, tout s'enchaîne à merveille. Les musiciens se répondent les uns aux autres comme s'ils avaient répété des heures. Il n'en est rien. Mais il est vrai qu'ils commencent à se connaître. Cette dernière création aurait aisément pu trouver sa place dans la bande son d'un film de David Lynch.

Harald Blüchel, Carl Michael von Hausswolff, Hans-Joachim Roedelius, Tim Story, Christopher Chaplin, Thomas Rabitsch @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Harald Blüchel, CM von Hausswolff, Hans-Joachim Roedelius, Tim Story, Christopher Chaplin, Thomas Rabitsch
MOL Brainstorming Orchester @ More Ohr Less 2019

Hans-Joachim Roedelius, Michou Friesz @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Roedelius & Michou Friesz
Mais ce n'est pas tout. En fin de soirée, l'infatigable Hans-Joachim Roedelius remonte sur scène pour l'un de ses récitals de piano, accompagné comme souvent par la voix de Michou Friesz. Tandis que l'actrice autrichienne lit certains des poèmes d'Achim, dont le désormais célèbre Glückschmied, le maestro pianote pensivement quelques-uns de ses thèmes favoris (on reconnaît des passages de Inlandish, Piano Piano ou Lustwandel). Modeste, il explique lui-même à l'auditoire ce qui le distingue des pianistes expérimentés qui l'ont précédé au Bösendorfer : « Personne ne se rend vraiment compte de la masse de travail que représente ce que font Víkingur et Harald ». Et il est vrai que Roedelius, de son côté, n'a jamais passé des heures à s'exercer. Il excelle dans l'improvisation.

Helmut David, Karin Halbritter, Hans-Joachim Roedelius, Christine-Martha Roedelius @ More Ohr Less 2019 / photo S. Mazars
Helmut David & Band
Comme chaque année, le festival s'achève le dimanche dans la petite église de Lunz. Pourtant, cette fois, le programme est une surprise. Certes, Achim et son épouse sont présents sur scène pour une séance de lecture, mais l'illustration musicale est assurée par une figure familièle, et pourtant étonnante : Helmut David et son groupe. J'ignorais que le docteur David, spécialiste du bouddhisme zen, fût également musicien. C'est pourtant le cas. Et c'est la première fois que, mandoline en bandoulière, il participe à ce titre au festival, dont il est par ailleurs un habitué. Accompagné par un batteur, un bassiste, une violoniste et une chanteuse-flûtiste-joueuse de cornemuse, il se fend de quelques morceaux de musique traditionnelle aux accents médiévaux. De quoi achever le festival sur une note joyeuse, après les quelques frayeurs des jours précédents. De quoi, surtout, donner envie qu'il y ait une prochaine fois, et qu'elle commence dès demain.