Pour la 16e édition
de son célèbre festival More Ohr Less, Hans-Joachim Roedelius avait choisi pour
thème l'espoir (hoffnung). Comme
l’année précédente, c’est chez lui, à Baden, que l’artiste a accueilli les
festivaliers pour un premier dimanche de performances et de discussions, avant
de migrer à Lunz am See pour un second long week-end, du 1 au 4 août, marqué
par quelques événements dramatiques : des pluies diluviennes et la blessure au
dos du maestro. Le pianiste islandais Víkingur Ólafsson était l'invité vedette
de cette édition. Etaient également de retour les habitués Tim Story et
Christopher Chaplin, Harald Blüchel et le désormais incontournable More Ohr
Less Brainstorming Orchester, qui donnait cette année sa meilleure performance.
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Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019 |
Baden (Autriche), les 28 et 29 juillet 2019 / Lunz am See
(Autriche), du 1er au 4 août 2019
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Mischa Kuball |
Selon Tim Story, More Ohr Less est un festival unique dans
la mesure où il efface la frontière entre les artistes et le public. Il n'est
pas rare, explique-t-il, que les uns et les autres se retrouvent autour d'un
verre, ou à nager ensemble dans le Lunzer See. Et en effet, il semble bien que
tout spectateur finisse invariablement par devenir participant : soit en prenant
part aux conférences, soit en montant sur scène, soit en donnant un coup de
main en coulisses.
Cette année, dans le cadre du musée Arnulf Rainer de Baden, ce
sont pas moins de quatre conférenciers qui ont disserté sur le thème de
l'espoir en ouverture du festival : l'artiste conceptuel Mischa Kuball, le
biologiste Martin Kainz, le chanteur et écrivain Alfred Goubran, et votre
serviteur – suivis d'un panel de discussion avec l'épouse d'Achim et
organisatrice du festival Christine-Martha Roedelius, la psychiatre et artiste
Claudia Schumann, ainsi que l'activiste Nadja Schmidt, membre de l'ICAN (
International Campaign to Abolish Nuclear
Weapons, l'organisme récipiendaire du prix Nobel de
la Paix 2017).
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N. Schmidt, C. Schumann,
C. M. Roedelius |
Etonnamment,
alors qu'on aurait pu supposer de l'espoir qu’il fût un sentiment unanimement loué,
il n'en fut rien. Selon un participant sur deux, l'espoir est au contraire
chargé de négativité. Au mieux inutile, au pire à proscrire. Il pousserait à la
passivité, et entraverait l'action. Ce renversement de l'articulation des deux
concepts, l'espoir et l'action, n'est pas nouveau. Il a été invoqué
essentiellement pour parler de l'urgence climatique. Je reste pourtant
convaincu que l'espoir ne peut pas être subordonné à l'action. C'est le
contraire qui est vrai. J'expliquerai ce point de vue dans le texte de ma
contribution, à suivre sur ce blog. C'est aussi ce que semble suggérer
Christine-Martha Roedelius qui, en liant l'espoir à l'humilité, montre qu'il
faut se méfier d'un optimisme trop souvent fondé sur la démesure, et dont nous
déplorons aujourd'hui les résultats.
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Tim Story |
Les discussions furent suivies par une présentation des
Roedelius Cells, l'installation audio sur
hui canaux imaginée par Tim Story à partir d'échantillons de piano joués par
Roedelius. Laissons Tim en parler lui-même : « Achim et moi avons
travaillé ensemble pendant plus de quinze années, au cours desquelles j'ai
accumulé de nombreux enregistrements de lui au piano. En plus de nos disques, nous
nous sommes retrouvés avec des douzaines d'heures d'improvisations. En l'état,
elles n'étaient pas publiables, mais il y avait tellement de petits passages
merveilleux, que j'ai eu l'idée de les utiliser pour créer de nouvelles
compositions. Certains remontaient à plus de dix ou quinze ans, tous enregistrés
sur le même piano. Je les ai coupés en tout petits morceaux que j'ai ensuite redéployés
sur huit canaux. Leur combinaison forme une composition entièrement nouvelle.
(…) Si l'on se tient à équidistance parfaite des huit haut-parleurs, au centre
du cercle, on obtient l'illusion d'une composition conventionnelle, presque
normale, avec ses développements, ses refrains. Mais ce n'est pas le cas. La version
stéréo publiée en CD reproduit cette illusion de l'auditeur placé au centre du
cercle. En revanche, si vous explorez chaque haut-parleur un par un, vous pourrez
percevoir individuellement les petits échantillons dont chaque pièce est
constituée en fait. De même que lorsqu’on s'approche très près d'une image vidéo
figurative, on finit par n’en voir que les pixels, qui sont abstraits. En un
sens, ce procédé permet à l’auditeur de recomposer lui-même l’œuvre. Et l’expérience
de chacun est différente en fonction du lieu où il se situe par rapport aux
huit canaux.
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Les Roedelius Cells |
En fin de compte, les
Roedelius
Cells sont un hommage à l’esprit humain, un hommage à ce que nos cerveaux effectuent
constamment : créer leurs propres compositions à partir de sons épars. Quand
vous vous promenez dans la rue, vous entendez un avion, une voiture, les cris
d’un bébé ; eh bien votre cerveau fait une sorte de composition afin de
donner un sens à tous ces événements aléatoires. C’est le cas ici. J’ai
réarrangé des événements aléatoires, des notes de piano jouées par Achim, pour
créer l’illusion d’une composition ».
Ce faisant, Tim Story a aussi renversé l'ordre chronologique
entre la composition et l'interprétation. D’ordinaire, la composition précède
l’interprétation, ou en est au mieux contemporaine, comme dans le cas de
l’improvisation. Cette fois, l’interprète, Hans-Joachim Roedelius, a appuyé
effectivement sur les touches de son clavier bien avant – parfois des années – que l’œuvre finale ne
soit composée par Tim. En définitive, l’exercice auquel Tim Story s’est attaché
est une réinvention très subtile, et beaucoup plus audacieuse, du sampling.
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Tim Story, Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019 |
A l’issue de la présentation des
Cells, où le public était invité à se balader à sa guise au milieu
des enceintes, les deux complices se retrouvaient dans une autre salle de cet
ancien établissement thermal transformé en musée, où ils avaient installé leurs
instruments au pied d’un bassin. Au programme, une présentation de leur dernier
album,
Lunz 3, sorti en avril
dernier, en commençant par l’envoûtant
Tenebrous.
Si la performance – et l’album – s’inscrivent dans la lignée de
Lunz et
Inlandish par leurs sonorités et leur ambiance générale, Tim et
Achim semblent avoir voulu produire des pièces plus évanescentes et moins rigoureusement
structurées. L'impression d'immersion n'en est que plus forte.
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Rosa Roedelius, Christopher Chaplin |
La première soirée s'achève au Kunstverein, petite galerie
d'art du centre historique de la ville, avec une lecture de Rosa Roedelius,
accompagnée par une bande-son de Christopher Chaplin. Ma connaissance de
l'allemand ne me permet pas, hélas, de comprendre immédiatement la poésie. Les
mots me sont familiers, mais le sens des phrases m'échappe. La musique, en
revanche, est une langue universelle, et Christopher Chaplin sait la parler. Sa
performance minimaliste s'appuie sur un superbe son d'orgue, semé de bruitages
ambient. C'est une direction que je ne
l'avais pas encore entendu explorer. Hélas, il n'a pas cru bon d'enregistrer sa
création. Mais Christopher n'est pas seulement un artiste intéressant à
entendre, il est aussi intrigant à voir. Courbé sur son Novation, économe de
ses gestes, il se cacherait presque pour laisser parler l'instrument, comme si
lui-même préférait s'assoir au milieu du public plutôt qu'être l'objet de
toutes les attentions.
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Concert de bienfaisance au profit de l'ICAN |
Le lendemain, 29 juillet, l'hôtel At the Park accueillait un
concert de bienfaisance au profit de la section autrichienne de l'ICAN, dont
nous avons déjà parlé. Sa représentante Nadja Schmidt, qui n'est autre que la
bru de Hans-Joachim Roedelius, s'investit depuis plusieurs années dans cette
cause : celle de l'abolition de l'armement nucléaire. Voyageant partout dans le
monde, elle est amenée à côtoyer aussi bien les hauts dignitaires des
institutions internationales que le chancelier autrichien Kurz. Le concert met
en scène le MOL Brainstorming Orchester presque au complet : Roedelius,
Chaplin, Story, Carl Michael von Hausswolff et Harald Blüchel. Puissamment
supporté par les drones de Hausswolff, le groupe plonge le hall, ses convives
et son personnel dans une ambiance tout à fait inhabituelle pour cet hôtel
plutôt enclin à accueillir des groupes de jazz.
La performance des cinq
artistes, bien que captivante, n'est pas pour autant exempte de défauts. Ainsi,
les dialogues entre musiciens ne fonctionnent-ils pas toujours. Quand, au beau
milieu de ce mur de drones, l'un des participants lance un son insolite –
quelques notes tonales, une section rythmique – tout se passe comme si les
autres ne savaient pas exactement quoi en faire. Si bien que personne ne suit. Ainsi,
chaque variation nouvelle s'interrompt-elle brutalement faute de développement.
Au cœur de cette improvisation presque totale, aucun des membres de l'orchestre
ne sait vraiment qui fait quoi. Plus tard, en en reparlant, les musiciens se
sont aperçus que le facétieux Achim était à l'origine de presque toutes ces
bifurcations. L'une des auditrices a pourtant su donner un sens à tout cela. Le
morceau lui a évoqué la menace d'annihilation que représentent les armes
nucléaires, puis l'horreur de leur utilisation effective. La brutale
interruption et le retour aux drones suggéraient quant à eux le silence de mort
qui s'ensuivait, au milieu des ruines.
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Carl Michael von Hausswolff |
Après quelques jours de pause, le festival se poursuivait dans
le petit village de Lunz am See, qui l'avait vu naître quinze ans auparavant. Mais
d’abord, il fallait bien déménager le matériel et les instruments. C’est à une
véritable transhumance que se sont livrés les festivaliers, traversant
la Basse-Autriche
depuis Baden jusqu’à Lunz par la pittoresque route de montagne de Mariazell
(site touristique et lieu de pèlerinage catholique). Cette transhumance les
fait un peu ressembler au bétail des éleveurs de la région. Harald Blüchel et
Carl Michael von Hausswolff en particulier se montrent très intéressés par les
vaches de Lunz. Carl Michael, artiste expérimental pour qui tout peut être
source de musique, envisage même, un soir en terrasse, d’enregistrer le chœur
des cloches du troupeau afin d’en faire tout un orchestre. Un autre jour, ce
sont les ronflements du chien de Pierre, le pizzaïolo français des hauteurs du
village, qui attirent son attention. Il en enregistre même un échantillon
duquel il promet d’élaborer un drone du tonnerre !
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Helmut David |
La première journée lunzienne s’ouvrait sur les allocutions d’usage
du maire et du représentant du Land de Basse-Autriche. Celles-ci devaient ravir
Hans-Joachim, qui apprenait à cette occasion le renouvellement pour 2020 de la
subvention publique destinée au festival. Un vieil ami de la famille, le
docteur Helmut David, enchaînait avec une conférence passionnée sur le thème de
l'espoir. Et de citer la phrase très profonde de Vaclav Havel : « L'espoir est
un état d'esprit. Ce n'est pas la conviction qu'une chose aura une issue
favorable, mais la certitude que cette chose a un sens, quoi qu'il advienne ».
Cet état d'esprit pourrait très bien convenir au musicien
multi-instrumentiste Albin Paulus, un habitué du festival dont nous avons déjà
beaucoup parlé, notamment pour sa participation au groupe Hotel Palindrone. Sur
la scène aquatique du lac de Lunz, Albin propose un show vivant et plein
d'humour, où compositions originales côtoient le répertoire traditionnel.
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Albin Paulus |
Cornemuse, guimbarde, flûtes en tous genres, chant diphonique, yodel : Albin
maîtrise une large panoplie d'instruments, parfois peu ordinaires. Le premier
d'entre eux, sa propre gorge, fait merveille pour le chant diphonique. Il existe
de nombreuses vidéos de cette technique vocale sur Internet. Mais aucune ne
m'impressionne autant que celle l'Albin, qui arrive à la fois à maintenir
longtemps son souffle tout en chantant juste et rapidement. L'une de ses
flûtes, explique-t-il ensuite, est une réplique de l'un des instruments les
plus anciens au monde, une flûte de l'âge de pierre retrouvée en fossile dans
les Alpes souabes. Un brin farceur, Albin associe ce représentant de la plus
haute Antiquité à la dernière appli à la mode, Tampura Droid, très appréciée
des sitaristes indiens car elle leur donne le fameux bourdonnement qui
accompagne toujours le soliste dans les ragas. Albin passe allègrement du « paléolithique
au paléoplastique », comme il le dit si bien, puisqu'il a apporté son Wobblephone,
un instrument de sa conception, première cornemuse sans sac (« c'est moi le sac
», plaisante-t-il) constituée de tubes de PVC. Au Wobblephone, il se fend d'un
morceau qui ferait pâlir de jalousie le meilleur producteur de… dubstep !
Cette année, la scénographie est assurée par Rosa Roedelius,
la fille du maître, et son collègue le designer Wolfgang Semmelrock, architecte
de formation. Tous deux ont conçu trois nouvelles sculptures pour tenir
compagnie au fameux «
Auge » (l'œil)
sur le lac : un lotus, des ailes d’ange et un casque sonore, que Wolfgang
a réalisés dans la même matière plastique que les matelas pneumatiques. Le
casque sonore (
sound helmet) consiste
en une cloche suspendue sous laquelle le spectateur est invité à s'assoir,
comme sous le casque chez le coiffeur. Mais celui de Wolfgang, à la manière du
Lauscher, émet de la musique : les
Roedelius
Cells, comme il se doit…
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Christoph H. Müller, Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2019 |
La soirée qui s'ensuit est consacrée au duo Christoph H.
Müller / Hans-Joachim Roedelius. Les deux hommes ont publié en octobre dernier
leur second album,
Imagori II. Avec
Christoph H. Müller, nous quittons le monde de l'improvisation pour celui de la
composition. L'ancien du Gotan Project est connu pour ses titres travaillés. Et
Imagori II n'a pas à rougir de la
comparaison avec son prédécesseur. D'ailleurs, même si le duo interprète deux
des titres d'
Imagori, les
incontournables
Time has Come et
Origami, le reste du set fait la part
belle au dernier disque. Celui-ci ne manque pas de pépites : le planant
Daumenwalzer, avec ses percussions à
la Cluster, l'envoûtant
Pentagramm, variation autour du thème de
Tenebrous de Roedelius et Story, l'entraînant
Ich Du Wir (Wandel), composé autour
d'une mélopée de Rosa Roedelius,
La Vie en bleu, qui permet de découvrir les
talents de récitation de Hans-Joachim en français, mais surtout le brillant
Fractured Being, avec ses puissantes
basses et les vocalises de la chanteuse pop allemande Miss Kenichi. En fin de
compte, le projet
Imagori est
peut-être l'une des collaborations les plus intéressantes de Roedelius de ces
dernières années, après, évidemment, le duo qu'il forme avec Tim Story.
Christoph H. Müller reste le véritable concepteur et maître d'œuvre derrière
Imagori. Et sur ces deux disques, il a
enregistré quelques-uns des morceaux de musique électronique les plus
intelligents et les plus rafraîchissants du moment.
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MOL Brainstorming Orchester |
Le lendemain devait commencer par une catastrophe.
Hans-Joachim Roedelius, tâtonnant dans le noir à deux heures du matin à la
recherche d’un interrupteur que jamais il ne trouva, faisait une mauvaise chute
qui laissait craindre le pire. Heureusement, le maestro s’en tirait sans
dommage, mais au prix de violentes douleurs au dos. Et c’est en fauteuil
roulant, encore vêtu de son pantalon d’hôpital, qu’il refaisait son apparition
l’après-midi-même pour le soundcheck. Le soir venu, le More Ohr Less
Brainstorming Orchester au complet devait en effet se produire, de même que le
duo Alfred Goubran / Lukas Lauermann.
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Lukas Lauermann, Alfred Goubran |
Chanteur, poète, écrivain, Alfred Goubran avait participé à
l’édition 2017 à Baden, déjà accompagné de Lukas Lauermann au violoncelle. Mais
cette fois, le sort devait en décider autrement. A l’heure prévue, à peine Rosa
Roedelius avait-elle présenté le chanteur, prêt à jouer les premiers accords sur
sa guitare, qu’un vent violent se levait, obligeant les membres du MOL
Brainstorming Orchester à revenir précipitamment sur scène pour empêcher les
bâches qui protégeaient leurs instruments de la pluie de s’envoler. Jacques
Gassmann, l’artiste-peintre chargé d’accompagner l’orchestre par une session de
peinture en direct, faisait de même avec les toiles et les krafts qu’il avait
dépliés pour l’occasion. Mais il était écrit que rien ne serait épargné au
festival ce jour-là. Cinq minutes plus tard, l’orage éclatait, et une averse
torrentielle écrasait la scène, qui prenait des allures de Radeau de
la Méduse. On entendait
Christine-Martha hurler aux techniciens de couper le courant, et aux musiciens
de quitter la scène sans tarder. Heureusement, aucun court-circuit, ni aucune
surtension ne fut à déplorer malgré les câbles électriques détrempés répandus
au sol.
Un peu plus tard, il s’avéra même qu’aucun instrument n’avait eu à en
souffrir, en dépit des moyens de fortune employés pour les protéger. De retour au chaud, attablés au Zellerhof, les membres du MOL Orchester sont unanimes : cette soirée, avec la nature déchaînée en chef d'orchestre, fut leur meilleure performance !
Mais il y a bien une chose qui devait tomber à l’eau, et
c’est le concert d’Alfred Goubran. Le chanteur aurait pu revenir jouer le
lendemain, mais il tenait absolument à son accompagnateur Lukas Lauermann.
Celui-ci ayant d’autres engagements, le concert fut tout simplement annulé. En
revanche, le MOL Orchester décidait de remettre sa performance au lendemain,
quitte à la raccourcir, car l’affiche s’annonçait chargée avec les deux
pianistes solos, Víkingur Ólafsson et Harald Blüchel. Mais plus question de
tenter le diable sur la scène aquatique du Lunzer See. Le festival déménageait
dans la salle de sport de l’école locale, évidemment moins photogénique. Cette
mésaventure n’était plus arrivée depuis l’édition 2014.
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Víkingur Ólafsson @ More Ohr Less 2019 |
Né en 1984, le pianiste islandais Víkingur Ólafsson a joué
avec les plus grands orchestres, et a connu le succès critique avec ses
enregistrements de Brahms, Chopin, mais aussi Philip Glass et surtout Bach. En
2018, il a ainsi sorti chez Deutsche Grammophon l’album
Johann Sebastian Bach, consacré à des œuvres pour piano solo du compositeur.
L’année précédente, la prestigieuse maison de disque allemande avait publié
l’album
Einfluss, de Roedelius &
Kasar. C’est ainsi que les deux hommes se sont rencontrés. A la fin de l’année
passée, Roedelius a été invité à participer au disque d’Ólafsson
Bach Reworks, où le piano se mêle aux
sonorités électroniques contemporaines. Le 22 juin dernier, Hans-Joachim a
participé au Reykjavík Midsummer Music, le festival fondé en 2012 par Víkingur.
Et à son tour, ce dernier est venu à Lunz en ce 3 août pour More Ohr Less. Il
est un peu la sensation du festival. Quelques figures familières ont fait le
déplacement pour l’écouter, comme Bianca Acquaye, la veuve d’Edgar Froese.
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Víkingur Ólafsson |
Pour son programme, Víkingur Ólafsson a choisi d’interpréter
une sélection d’œuvres de Bach, bien sûr, mais aussi de leur associer d’autres
morceaux de deux de ses compositeurs préférés, Rameau et Debussy. Son
but : montrer la modernité de Rameau, et le classicisme de Debussy. Les
amateurs, pas forcément les plus avertis, savent bien distinguer les
compositions de Debussy de celles de ses deux illustres prédécesseurs, et
pourtant, le choix délibéré de tout jouer sans pause donne l’illusion parfaite
que l’ensemble du programme n’est qu’une seule et même composition, tant les
partitions s’accordent si harmonieusement entre elles. Parmi les pièces de
Bach, je n’ai pu identifier que le deuxième mouvement de
la Sonate no. 4, BWV 528, et peut-être un passage
du
Prélude et fugue en ré majeur, BWV
850. De Debussy, il me semble avoir entendu l’
Hommage à Rameau, un choix en phase avec le dessein du pianiste.
C’est un grand piano Bösendorfer qu'utilise Víkingur
Ólafsson ce soir-là. Mis à disposition par la firme, transporté par deux
déménageurs, deux forces de la nature dépêchées spécialement, l'imposant
instrument a nécessité le concours de cinq hommes pour grimper les trois
marches menant à la scène. Le résultat est à la hauteur de l'effort. Il est
bien triste, pourtant, de ne pas avoir eu l'opportunité d'écouter Víkingur en
plein air, sur le lac, en raison du mauvais temps. Mais on se rassure en
songeant que le piano à queue aurait bien pu finir au fond du lac s'il avait
fallu le faire traverser les étroites passerelles qui mènent à la scène. C'est
devant ce même piano – son préféré – que prend place ensuite Harald Blüchel.
Harald n'est pas un pianiste de répertoire, comme Víkingur. Cette ancienne star
internationale de la techno est avant tout compositeur. Ce n'est qu'en 2011 qu’il
a décidé de revenir au piano solo. Une décision heureuse, qui lui permet
d'envisager la publication d'un nouvel album, annoncé pour le mois de mars
2020.
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Harald Blüchel |
Harald Blüchel interprète trois morceaux, qui ne sont pas inconnus des
festivaliers. Ses compositions sont des motifs minimalistes en constante
évolution : répétés, décalés, modifiés, fondus, ils se réarrangent comme
un ballet de feuilles mortes dans le vent d’automne. Le dernier titre,
Traüme, pourrait quant à lui évoquer les
orages d’été qui ont déferlé sur Lunz la veille. Harald est un concentré
d’émotions et il a cette capacité rare à les transmettre, de tout son corps, à
son clavier, auquel il a parfois l’air de chuchoter. Cette façon de faire de la
musique lui vient peut-être de l’enfance, comme il l’explique à l’auditoire.
Harald a toujours aimé les répétitions : les saisons, les fêtes, les
anniversaires : des répétitions dont chaque occurrence est pourtant
différente de la précédente. « Ce sont ces cycles qui maintienne le monde en
place, dit-il. Et c’est là que réside la beauté du monde ». Ce faisant, il
ne s’est pas si éloigné que ça de l’univers de la techno qui lui a tant souri.
Car ces arpèges répétés, réarrangés et reconfigurés, c’est tout le principe des
séquenceurs ! Les œuvres pour piano d’Harald mériteraient ainsi une
adaptation électronique. Mais on pourrait aussi bien rêver qu’un jour un
pianiste comme Víkingur Ólafsson les interprète.
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Jacques Gassmann |
Après les deux pianistes, le peintre Jacques Gassmann et le
MOL Brainstorming Orchester entrent en scène. L’idée est de permettre à
l’artiste de peindre une nouvelle œuvre en direct pendant que l’orchestre
s’affaire. J’ai découvert Jacques Gassmann il y a deux ans, lors d’une
précédente édition du festival. J’ai été très impressionné par ses créations
sacrées, œuvres de commande destinées à des églises un peu partout en Allemagne.
On lui doit notamment le retable de
la Neustädter Kirche
de Hanovre, deux superbes triptyques à St Kilian d’Obertheres, plusieurs œuvres
à Würzburg, où il habite, ainsi que les décors de plusieurs orgues, comme celui
de l’église St Johannes de Kitzingen. Mais cette performance à Lunz permet de
le voir à l’œuvre. Jacques travaille au sol, à l’aide d’éponges et de peintures
très diluées qui lui permettent d’obtenir d’étonnants effets de transparence.
Son œuvre du soir, aux lignes effacées, s’accorde parfaitement avec l’ambiance
que tentent de susciter sur scène Achim et ses compagnons.
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Jacques Gassmann & MOL Brainstorming Orchester |
Le MOL Brainstorming Orchester se compose cette année de
Harald Blüchel, Carl Michael von Hausswolff, Hans-Joachim Roedelius, Tim Story,
Christopher Chaplin et Thomas Rabitsch. On aurait pu regretter, là encore, la
scène aquatique. Mais les rideaux tirés, derrière les musiciens, permettent
d'oublier qu'on se trouve dans une salle de sport sans charme. Et on peut le
dire d'emblée : il s'agit de la performance la plus aboutie du groupe depuis sa
formation. Elle se présente comme une longue improvisation à la structure
progressive, introduite par des drones éthérés (Hausswolff ?), auxquels
s'ajoutent des nappes planantes (Story ?) et des sons étranges (Chaplin ?
Blüchel ?), dans un crescendo dramatique. Il y a deux ans, l'orchestre s'était
un peu perdu dans un labyrinthe de bruit et de fureur. L'année dernière, le
Minimoog de Thomas Rabitsch gâchait un peu l'ambiance. Le Moog est en effet un
instrument très envahissant, et l'intervention de Thomas avait tendance à
écraser celles de tous les autres. Cette fois, le producteur autrichien a
réussi à dompter sa machine, jouant des arpèges si rapides qu'ils se fondent
dans l'atonalité de l'ensemble. Cette fois, tout s'enchaîne à merveille. Les
musiciens se répondent les uns aux autres comme s'ils avaient répété des
heures. Il n'en est rien. Mais il est vrai qu'ils commencent à se connaître. Cette
dernière création aurait aisément pu trouver sa place dans la bande son d'un
film de David Lynch.
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Harald Blüchel, CM von Hausswolff, Hans-Joachim Roedelius, Tim Story, Christopher Chaplin, Thomas Rabitsch
MOL Brainstorming Orchester @ More Ohr Less 2019 |
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Roedelius & Michou Friesz |
Mais ce n'est pas tout. En fin de soirée, l'infatigable
Hans-Joachim Roedelius remonte sur scène pour l'un de ses récitals de piano,
accompagné comme souvent par la voix de Michou Friesz. Tandis que l'actrice
autrichienne lit certains des poèmes d'Achim, dont le désormais célèbre
Glückschmied, le maestro pianote
pensivement quelques-uns de ses thèmes favoris (on reconnaît des passages de
Inlandish,
Piano Piano ou
Lustwandel).
Modeste, il explique lui-même à l'auditoire ce qui le distingue des pianistes
expérimentés qui l'ont précédé au Bösendorfer : « Personne ne se rend vraiment
compte de la masse de travail que représente ce que font Víkingur et Harald ». Et
il est vrai que Roedelius, de son côté, n'a jamais passé des heures à
s'exercer. Il excelle dans l'improvisation.
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Helmut David & Band |
Comme chaque année, le festival s'achève le dimanche dans la
petite église de Lunz. Pourtant, cette fois, le programme est une surprise.
Certes, Achim et son épouse sont présents sur scène pour une séance de lecture,
mais l'illustration musicale est assurée par une figure familièle, et pourtant
étonnante : Helmut David et son groupe. J'ignorais que le docteur David,
spécialiste du bouddhisme zen, fût également musicien. C'est pourtant le cas.
Et c'est la première fois que, mandoline en bandoulière, il participe à ce
titre au festival, dont il est par ailleurs un habitué. Accompagné par un
batteur, un bassiste, une violoniste et une chanteuse-flûtiste-joueuse de
cornemuse, il se fend de quelques morceaux de musique traditionnelle aux
accents médiévaux. De quoi achever le festival sur une note joyeuse, après les
quelques frayeurs des jours précédents. De quoi, surtout, donner envie qu'il y
ait une prochaine fois, et qu'elle commence dès demain.