Après le planétarium
de Bruxelles et la petite église Saint-Vincent de Gand, la 6e édition des
Cosmic Nights, festival itinérant fondé par Mark de Wit, se déroulait cette
année dans l'impressionnante Luchtfabriek de Heusden-Zolder, usine d'air
comprimé désaffectée qui, jusqu’en 1992, alimentait en énergie la mine de
charbon locale. Deux scènes avaient été aménagées de part et d’autre des
machines, où se sont succédé Age, Filter-Kaffee, Aerodyn, Perceptual Defence
& Syndromeda, Rhea et les Français de Nightbirds & Monade Ach.
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Nightbirds & Monade Ach @ Cosmic Nights 2017 |
Heusden-Zolder, le 20 mai 2017
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La Luchtfabriek de Zolder |
Un site industriel est un endroit idéal pour écouter de la
musique électronique. Cette année, les organisateurs ont eu l’idée de profiter
de la configuration des lieux – un hangar immense où était autrefois produit
l’air comprimé –, pour inventer le concept de concert mouvant. Le public était
invité à migrer alternativement du côté des pignons est et ouest du bâtiment
pour écouter chaque artiste. Avec Age, Aerodyn, Syndromeda et Rhea, la scène
belge, représentée en nombre, témoignait d’une belle vitalité.
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Age @ Cosmic Nights 2017 |
Age est l'une des fiertés de la scène électronique belge. Le
duo, composé d'Emmanuel D'haeyere et Guy Vachaudez, célèbre cette année son
quarantième anniversaire. J’avais déjà vu Age lors de la première édition du
B-Wave en 2013 et à la
Gartenparty chez Winnie en 2016, sans trouver leurs
prestations concluantes. Cette fois, affirme Emmanuel D'haeyere, il faut
s’attendre à un « retour aux sources ». Force est de constater qu’il
ne s’agit pas d’un simple argument rhétorique : les deux hommes sont
vraiment convaincants. Après une agréable introduction faite de nappes
ambient, ils enchaînent les séquences
planantes et évitent le recours facile aux boîtes à rythmes. Ils n’en ont pas
besoin : la pulsation des séquenceurs, à elle seule, assure le
beat. Leur architecture, curieusement,
va être reproduite par la plupart des artistes à l’affiche. Soit cette
alternance d’ambiances et de séquences.
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Filter-Kaffee + Bas Broekhuis |
Cette alternance, c'est la spécialité de Filter-Kaffee, le
duo de Mario Schönwälder et Frank Rothe, que le public est invité à rejoindre
de l’autre côté du hangar. A côté de BK&S, Mario a décidé de s’associer
avec l’ingénieur du son de Manikin pour retrouver la pureté du son original de la
Berlin School (je rappelle à
ceux qui l’ignorent que Frank Rothe a mixé mon premier
album, et qu’il a
effectué un travail considérable compte tenu des fichiers que je lui avais
fournis). Filter-Kaffee publie cette année son troisième disque,
Filter-Kaffee 103 (intitulé d’après le
calibre 103 des filtres à café – je vous laisse deviner le nom du premier
album, et celui du prochain). Difficile de reconnaître dans leur concert des
morceaux extraits du disque. L’improvisation joue un grand rôle. Dans
l’ensemble, on pense plus à BK&S qu’à Filter-Kaffee, surtout quand Bas
Broekhuis vient s’installer à la batterie au milieu du show. La prestation live
est solide, mais voilà un groupe dont je recommande plutôt l’écoute de l’album.
Les séquences claires et limpides à la
Phaedra,
(
cf le titre
Epsilon in a Dark Twilight) et surtout les inimitables solos de
Memotron de Mario font merveille en stéréo, particulièrement de nuit, en
voiture sur les autoroutes allemandes.
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Mario Schönwälder et Frank Rothe : Filter-Kaffee @ Cosmic Nights 2017 |
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Aerodyn @ Cosmic Nights 2017 |
Retour du côté est du hangar (qui est également le côté du
bar et des sandwichs) pour la prestation d’Aerodyn, un groupe dont j’ignorais
l’existence jusqu’à ce concert mais dont chaque membre m’était familier : Jan
Buytaert, la moitié de The Roswell Incident, Alain Kinet, la moitié de Thurim,
et Philippe Wauman, sound-designer inclassable derrière le projet Anantakara.
Chacun a apporté à Aerodyn ce qu’il sait faire de mieux. Si j’ai bien identifié
leurs rôles : plages planantes pour Jan, sons
drone/noisy pour Alain, instruments ethniques pour Philippe. La
prestation beaucoup trop courte d’Aerodyn (ils n’avaient droit qu’à une demi
heure) est l’une des plus nimbée de mystère. Philippe n’a pas apporté
d’instruments acoustiques, il utilise des samples de piano à pouce et
d’instruments africains sur Ableton. J’ai toujours pensé que ce genre de son,
non seulement se mariait bien avec la musique électronique, mais était aussi
indispensable pour l’humaniser. Dans l’esprit de ses trois membres, Aerodyn
n’était qu’un projet de pure opportunité. Ce premier concert pourrait leur
donner l’envie de poursuivre l’expérience.
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Perceptual Defence & Syndromeda |
La nuit tombe quand les spectateurs migrent à nouveau à
l’ouest pour retrouver Perceptual Defence & Syndromeda qui, eux, sont à
l’ouest depuis 2014 avec leur trilogie sur les aliens ! L’Italien Gabriele
Quirici (Perceptual Defence) et le Belge Danny Budts (Syndromeda), deux piliers
de la maison de disque allemande SynGate, se sont associés en 2014. L’année
dernière, ils publiaient déjà leur troisième disque,
The End Of The Universe. Comme nos précédents artistes, Gabriele et
Danny commencent par envelopper les oreilles de leur public avec des nappes
éthérées dans la grande tradition
ambient,
avant d’introduire, discrètement d’abord, puis massivement, d’énormes plages de
séquenceurs. La musique des extraterrestres, c’est donc la
Berlin School. Mais si l’on
voulait décrire encore plus finement leur musique, peut-être faudrait-il parler
de
Dark Berlin School, tant Gabriele
aime faire résonner les très basses fréquences.
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Gabriele Quirici et Danny Budts : Perceptual Defence & Syndromeda @ Cosmic Nights 2017 |
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Rhea @ Cosmic Nights 2017 |
Mark de Wit, l’organisateur, connu sur scène sous le nom de
Rhea, se faisait une joie, comme chaque année, de rejoindre ses artistes. Mais
aujourd’hui, le sort était contre lui. Comme les mineurs au siècle dernier, en
butte aux pannes et à l’hostilité des machines, le voilà qui appuie sur un
bouton et… rien ne se passe. Il s’y reprendra a deux fois, mais rien n’y fait,
il lui faut céder la place aux derniers artistes de la soirée, les Français Nightbirds
& Monade Ach. Rhea ne pourra même pas profiter du concert car il essaiera,
de son côté, de régler ses instruments. En fin de soirée, plein d’espoir, il
tentera de retourner au charbon devant son monumental synthé modulaire, mais
sans plus de succès. C’est dommage, car Rhea ne déçoit jamais les amateurs d’
ambient. Les premières minutes de son
show laissaient espérer de belles choses.
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Nightbirds & Monade Ach @ Cosmic Nights 2017
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Nightbirds & Monade Ach, Hervé et Natacha, jouent
ensemble depuis longtemps – ensemble, c'est-à-dire l’un après l’autre, comme on
va le constater lors de leur surprenant concert –, ils habitent le Sud-Ouest,
connaissent très bien Olivier Bégué et son CosmicCagibi, mais, bien entendu, je
n’avais jamais entendu parler d’eux. C’est l’une des joies de ce courant
musical. Certes, les mauvais artistes y pullulent, mais il n’est pas rare de
découvrir une pépite quand bien même on croit avoir fait le tour. C’est le cas
ici. Je n’apprendrai rien aux fans français, qui en savent probablement plus
que moi. Nightbirds, surtout, m’a fait forte impression. Sa capacité à
superposer les séquenceurs, sa science de la progression, et sa maîtrise de
vieux instruments tout cabossés (ARP Odyssee, RSF
Polykobol)
contribuent à construire un univers bien sombre et bien dramatique qu’on peut
comparer à celui de Ian Mantripp. Mais si ce dernier louche du côté de Klaus
Schulze, c’est plutôt au TD de la grande époque qu’on peut comparer Nightbirds.
Quand Monade Ach prend le relais, survient un changement d’ambiance radical qui
surprend le public. Plus agressive, Monade Ach s’inscrit de son côté dans une
perspective industrielle, absolument parfaite dans ce décor. Et quand, à son
tour, elle improvise des variations sur une séquence en guise de conclusion, ce
n’est pas à Tangerine Dream qu’on pense, mais plutôt aux toutes premières
séquences, brutes et nues, des pionniers de l’électronique.
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Mark de Wit alias Rhea, l'organisateur des Cosmic Nights |
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Nightbirds & Monade Ach |
Les Cosmic Nights défendent avec constance un courant
musical extraordinaire et pourtant confidentiel. Entre
ambient et
Berlin School,
les Belges essaient de rester fidèles à une certaine tradition, tandis que
d’autres tentent de survivre en s’ouvrant à des courants plus populaires. Si
Frank Gerber et Hans-Hermann Hess, de l’Electronic Circus, invitent
régulièrement des groupes pop et synthpop, c’est en partie parce qu’ils aiment
aussi la musique électronique des années 80. Mais c’est surtout dans l’espoir
d’attirer un public plus large et de rentrer dans leurs frais. Ron Boots, de
son côté, compte sur les quelques grands noms de la scène (Loom, Ashra,
Göttsching, Tangerine Dream – autant dire une poignée) pour vendre des billets.
Recettes contrebalancées par le montant de leur cachet. Du coup, pour compléter
l’affiche de son E-Live, Ron doit régulièrement se contenter de cultiver un
prudent entre-soi. Les deux conceptions se défendent, mais dans les deux cas, la
conséquence prévisible est une diminution de l’exposition de cette
classical electronic music pour laquelle
ces manifestations ont été conçues en première instance.
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Syndromeda & Perceptual Defence |
Il est heureux que de tels festivals existent. Après tout,
ce sont ces gens passionnés qui font encore vivre le genre. Et même si leurs
initiatives ne sont pas sans inconvénient, le décrochage du public ne leur est
pas imputable. Les têtes d’affiche trop gourmandes ne pourraient-elles pas revoir
leurs exigences financières ? Mais au nom de quoi exiger d’elles de
soutenir leurs épigones ? Le public ne pourrait-il pas se déplacer en plus
grand nombre, donner leur chance aux «petits» au lieu de ne se précipiter que
pour TD et consorts ? Mais les disponibilités des gens ordinaires ne sont
pas extensibles à l’infini : pas question d’acheter 500 CD par an et de
passer tous ses week-ends dans des festivals. Les artistes amateurs, enfin, ne pourraient-ils
pas publier de la meilleure musique ? Le pourcentage de déchet, bien trop
élevé, rejaillit sur l’ensemble de la communauté. Si bien que les œuvres d’une
réelle qualité, même quand elles parviennent à surnager, sont par avance
discréditées. On comprend mieux pourquoi le public hésite à faire le
déplacement, et pourquoi les têtes d’affiche se réfugient dans une indifférence
polie vis-à-vis de leurs fans-qui-sont-aussi-musiciens.
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Syndromeda & Perceptual Defence |
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Filter-Kaffee |
Si ce courant venait à disparaître, serait-ce si
grave ? On pourrait répondre à ce constat par l’inévitable «ça évolue»,
argument ultime pour balayer toute inquiétude, à une époque qui se réclame
(encore) du progrès. Mais si «ça évolue», on se demande pourquoi on écoute
encore de la musique classique. Voire : pourquoi on en compose. Si «ça
évolue», alors la vérité de la chanson française, c’est Christine and the Queens,
et celle de la musique électronique, c’est Skrillex, ou n’importe quel DJ qui
advient
en dernier. Si «ça évolue»,
alors tel courant musical n’est valable qu’à telle époque et vouloir le
cultiver revient à mener un combat d’arrière-garde. C’est le marché qui nous
pousse à penser ainsi, en nous abreuvant continuellement de nouveautés qu’il ne
peut pas ne pas produire.
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Age @ Cosmic Nights 2017 |
Or nous savons instinctivement que tout ceci est
faux. Autrement, comment pourrions-nous justifier l’idée qu’il existe des
œuvres intemporelles ? Si nous aimons cette musique, c’est parce que nous
sommes encore libres. Pour autant, à la question «est-ce si grave ?», on
peut répondre par la négative. Il importe peu que cette niche devienne
mainstream ou reste une niche.
Produire un festival de musique électronique dans une usine
désaffectée fait étrangement écho à ces questions. On ne peut que se réjouir de
la reconversion d’une triste friche industrielle en musée, et accessoirement en
centre culturel. Outre notre festival, la Luchtfabriek
accueille ainsi toutes sortes de manifestations – un mariage occupait même une
autre salle l’après-midi pendant le
soundcheck.
Mais comment ne pas voir que ces mutations ne sont que l’illustration parfaite
du « ça évolue » ?
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Panoramique de la Luchtfabriek |
Ces bâtiments en brique rouge monumentaux, ces machines
gigantesques témoignent d’une époque de déchaînement des forces productives et
de foi dans la marche triomphale du progrès. Mais ces reliques révèlent aussi
l’envers du décor. Elles font comprendre au visiteur que le progrès n’est pas
tombé du ciel. Pour réaliser cet idéal de l’électricité pour tous, de l’eau
courante pour tous, des voyages pour tous, il a bien fallu faire descendre des
hommes dans la mine. La prolétarisation des masses, les conditions de travail
abominables, l’oppression et la misère crasse ont été le prix à payer. Sans parler
de la pollution.
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Filter-Kaffee @ Cosmic Nights 2017 |
Et à présent que ces industries disparaissent enfin, cédant la
place à autant d’espaces verts et de lofts (souvent gentrifiés), de communautés
d’artistes et… de centres culturels où on écoute de la musique électronique,
c’est au prix du chômage de masse et de l’endettement des générations futures.
La désindustrialisation n’a pas été suffisamment suivie de ces fameux « relais
de croissance » parce que des millions de mineurs ne peuvent pas
tous se reconvertir dans la finance ou
dans l’
entertainment. Et parce que
nos économies ne reposent plus sur la production industrielle mais sur la
spéculation financière, le chômage ne peut plus être financé autrement que par
la dette. Pendant ce temps, les conditions matérielles de production commandées
par notre idéal de bien-être et d’égalité (« tout pour tous ») n’ont
pas disparu miraculeusement. Elles sont toujours cachées. Au lieu d’être
enfouies dans les mines de charbon de Heusden-Zolder, elles ont simplement été
délocalisées en Chine ou au Bengladesh. Seule une posture idéologique,
progressiste ou décliniste, peut nier ou camoufler notre ambivalence sur ces
sujets.
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Nightbirds & Monade Ach @ Cosmic Nights 2017 |
L’existence de la musique électronique elle-même repose sur
une telle ambivalence. Musique du futur, elle est aussi celle qui vieillit le
plus vite du fait du renouvellement incessant des machines. Musique de hippies
éco-responsables, elle consomme du kilowatt/heure autant qu’EDF en produit.
C’est avec tout cela en tête qu’il fallait s’imaginer la
scène de cette édition des Cosmic Nights. Convenons-en : l’usine
désaffectée, la brique et le métal d’une part, les synthés, les boutons et les
diodes d’autre part, jouissent de qualités esthétiques incontestables. Toutes
ces machines obsolètes, désormais silencieuses, contribuent à forger une
ambiance crépusculaire. Et c’est au son d’autres machines, des systèmes
modulaires, des Memotrons et des Arp Odyssee, qu’ont résonné à nouveau cette
nuit-là les murs de la Luchtfabriek.