Auteur de deux albums marquants de l’histoire de la musique, Inventions for Electric Guitar et E2-E4, Manuel Göttsching est surtout connu comme l’un des artistes majeurs du krautrock et de la musique électronique. A la tête de son groupe, Ashra, il donnait, à la UfaFabrik de Berlin, un aperçu des meilleurs morceaux de ses archives, les Private Tapes. Peu loquace, il laissait à ses deux compères du jour, Harald Grosskopf et Steve Baltes, le soin de raconter le chemin parcouru, depuis les premiers riffs chaotiques d’Ash Ra Tempel, jusqu’aux subtiles pulsations de sa musique aujourd’hui.
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Ashra à la UfaFabrik 2013 : Manuel Göttsching, Harald Grosskopf, Steve Baltes |
Berlin, le 15 juin 2013
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L'entrée de la UfaFabrik |
En 1979, à Berlin, dans le quartier branché de Tempelhof, une
ancienne dépendance des célèbres studios de cinéma Ufa fut investie d’autorité
par un groupe de hippies désireux d’y fonder une nouvelle utopie. Depuis, sous
l’impulsion de Juppy, figure internationale de l’underground, la UfaFabrik est devenue
l’un des hauts lieux de la culture berlinoise… et l’endroit idéal pour
découvrir Ashra sur scène. Emmené par le guitariste Manuel Göttsching, le
groupe a connu de multiples incarnations depuis sa fondation en 1970, sous l’appellation
Ash Ra Tempel. Le nom de Manuel Göttsching est associé à presque tous les
styles musicaux qui ont agité l’Allemagne depuis plus de quarante ans. Pionnier
de la bouillonnante scène krautrock à ses débuts avec Ash Ra Tempel, il s’est
illustré avec Ashra, dans la seconde moitié des années 70, comme l’un des
acteurs majeurs de la musique électronique. Au point qu’on le considère
aujourd’hui, aux côtés de Klaus Schulze et Tangerine Dream, comme l’un des fondateurs
de la Berlin School.
De l’autre côté de l’Atlantique, des artistes aussi influents que Derrick May et
Carl Craig le célèbrent quant à eux comme l’un des pères de la techno. Deux
albums en particulier doivent à Manuel Göttsching cette double réputation.
Curieusement, l’homme n’a jamais abordé que marginalement la berliner Schule. Même lors de sa période
Ashra la plus orientée vers l’électronique, entre 1976 et 1980, il ne s’est
jamais départi de ses racines rock. Guitariste avant tout, il n’a pas construit
toute sa carrière sur les lignes de basses des séquenceurs, contrairement à
Tangerine Dream et Klaus Schulze. C’est un album de guitare enregistré en 1974,
Inventions for Electric Guitar, qui
va asseoir sa griffe sur ce qu’on appellera bien plus tard la Berlin School. Car avec Inventions, Manuel parvient, sur six
cordes et autant de pédales d’effets, à reproduire à la perfection les
atmosphères et les sonorités que ses collègues berlinois programment à la même
époque sur leurs séquenceurs. Parallèlement, que serait la techno sans E2-E4 ? Enregistré en une heure un
soir d’ennui, en décembre 1981, l’album a, depuis, été l’un des plus largement
samplés par les artistes de Détroit, pour qui Manuel est devenu une sorte de
gourou. Pourtant, comme le souligne son épouse – et manager du groupe –, la
réalisatrice polonaise Ilona Ziok, son musicien de mari n’a jamais vraiment
pris au sérieux les éloges de ses successeurs, fussent-ils fondés. Humble et
discret, il ne refuse pourtant aucune sollicitation, tournant désormais bien
plus à l’étranger qu’en Allemagne : au Japon, en Chine et en Corée, aux
Etats-Unis, en Espagne et en Pologne, et même en France, où il donnait son
dernier concert en solo à la
Géode de La
Villette, lors du festival Villette Sonique, le 2 juin 2010.
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Manuel Göttsching |
Ashra s’est produit pour la première fois sur la
« scène d’été » de la
UfaFabrik il y a un an, le 8 juin 2012. En fait, il ne
s’agissait là que d’un retour aux sources, puisque c’est en ces murs que fut
conçu l’album Correlations en 1978. Plusieurs
concerts, en groupe ou en solo, se sont déjà articulés autour d’un événement
discographique en particulier. Depuis 2006, Manuel a joué plusieurs fois E2-E4 sur scène en intégralité (au Japon,
à Berlin, à New York et à Pékin). Le 4 septembre 2010, c'était au tour d'Inventions for Electric Guitar à Izu, au
Japon. Cette fois, le groupe va interpréter des extraits des Private Tapes, une compilation d’inédits
des années 70, publiée sur six CD en 1996. Composé de titres enregistrés aussi
bien en concert qu’en studio, le coffret dresse un vaste panorama de la
carrière de Manuel en solo et avec ses deux groupes. Mais le concert laisse
délibérément de côté la période krautrock planante d’Ash Ra Tempel pour se
concentrer sur le cœur des Private Tapes,
les enregistrements en studio réalisés par Manuel et Ashra à la fin des années
70. Ce soir, le groupe se présente dans une formation bien connue, avec Harald
Grosskopf et Steve Baltes autour de Manuel Göttsching. Ne manque que Lutz
Ulbrich, alias Lüül, très occupé par ailleurs avec son propre groupe, les 17
Hippies. Les trois dernières sorties d’Ashra s’étaient d’ailleurs déroulées
sans lui. Mais Manuel retrouvera Lüül au Japon le 28 septembre pour une autre
grande première sur scène, celle du
Berceau de cristal, la musique du film de Philippe Garrel que le duo a
enregistrée en 1975. Pour l'heure, il se concentre sur sa guitare et sur un vieil orgue Farfisa tout cabossé. Harald Grosskopf, batteur du
groupe depuis Correlations, se
déchaîne sur sa batterie électronique Roland. De son côté, Steve Baltes prend
la main sur l’informatique. Si lui aussi exécute ce soir quelques accords sur
le second Farfisa et sur le Memotron (Manikin Electronic), il ne se considère cependant
pas vraiment comme un claviériste. Steve vient de la culture « club » :
il programme sur le logiciel Ableton Live, qu’il gère ce soir à l’aide des
contrôleurs MIDI les plus pointus. La console Ableton Push est au centre de son
dispositif. Il n’a pas apporté aujourd’hui ses étonnants Audiocubes (Percussa),
dont il avait donné un aperçu des possibilités le 16 mars à Bochum. En revanche,
sur le morceau Hausaufgabe, il se
livre à quelques expériences sur son Midi Fighter 3D (DJTechtools).
L’instrument, petit boîtier de 15 centimètres sur 15, réagit aux mouvements dans
l’espace et se manipule un peu comme le tamis du chercheur d’or.
Göttsching / Grosskopf / Baltes : du krautrock à la trance
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Steve Baltes |
Né en 1971, l’année de l’enregistrement du tout premier
album d’Ash Ra Tempel, Steve a été recruté par l’intermédiaire de Harald
Grosskopf, à la veille de la tournée de reformation au Japon, en 1997. Harald
avait participé au tout premier album solo de Steve, Pictures In Rhythm, en 1995. L’année suivante, ils avaient fondé
ensemble le duo N-Tribe. Depuis, Steve Baltes a participé à tous les concerts
d’Ashra. Le plus jeune de la bande avoue pourtant ne pas connaître encore par
cœur tout le répertoire de ses prestigieux aînés, en particulier les Private Tapes. En somme, il n’est pas un
fan « hardcore ». Tant mieux, se félicite Ilona Ziok, qui y voit une
garantie de sérieux. Steve ne méconnaît pourtant pas la scène électronique
allemande classique. Quelles sont ses influences ? Comment en est-il
arrivé à Ashra ? L’album Rubycon
(1975), de Tangerine Dream, a été l’un de ses premiers chocs artistiques, comme
il le confesse lui-même. Jean-Michel Jarre, Kraftwerk, Klaus Schulze et Ashra
ont également eu ses faveurs. Mais Steve n’est pas un inconditionnel des années
70. Il apprécie aussi les productions plus tardives de Schulze, comme En=Trance (1988), et de Tangerine Dream,
comme Near Dark (1987). Sans
surprise, ce sont les groupes des années 80, celles de son adolescence, qui
l’ont le plus marqué. La new wave de Visage, d’OMD, et surtout celle d’Ultravox,
ont joué un rôle déterminant dans sa décision de devenir musicien. D’ailleurs,
chaque fois que ses héros tournent du côté de Cologne, il ne manque jamais un
de leurs concerts. Cette culture musicale très riche, ces influences étalées
dans le temps, expliquent le rapport versatile qu’entretient aujourd’hui Steve
Baltes avec la musique électronique. Alors qu’avec Ashra, il en explore la face
classique, c’est à la trance la plus contemporaine qu’il se livre avec son
groupe Deep Voices, actuellement très actif. Dans chaque cas, son travail dans
l’un des deux genres bénéficie de son expérience du second. Lors du concert à la UfaFabrik, sa maîtrise
des instruments se révèle tout aussi déterminante. Rien d’étonnant à cela.
Steve a travaillé pendant dix ans chez Music Store, l’un des plus importants fournisseurs
d’instruments de musique d’Allemagne, situé à Cologne (jusqu’à l’ouverture, le
10 juin dernier, du nouveau magasin JustMusic à Berlin, qui prétend être rien
moins que le plus grand d’Europe). Et il y a moins de trois mois, il a débuté
une nouvelle carrière au sein de la marque Ableton. Steve ne cache pas sa joie de
pouvoir vivre de sa passion, même si son travail l’a obligé plus d’une fois à
consacrer des nuits blanches à la musique proprement dite.
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Harald Grosskopf derrière ses fûts Roland |
Il ne faut pas tenter de chercher une multitude d’influences
artistiques chez Manuel Göttsching et Harald Grosskopf. Ils n’ont pas les
références de Steve Baltes. Ils sont eux-mêmes l’une d’entre elles. Tous deux
étaient là aux commencements du krautrock. Or le mouvement n’a pas poursuivi
une tradition musicale préétablie, mais s’est au contraire développé en
opposition à quelque chose. En réaction à la musique importée des Etats-Unis,
mais aussi en réaction au traumatisme du nazisme. Harald explique à quel point
manquait à toute cette génération une référence paternelle vers laquelle se
tourner. A l’époque, les pères étaient entachés par leur participation, réelle
ou mythifiée, au régime totalitaire. L’ersatz fut trouvé dans la drogue ou la
méditation transcendantale. Timothy Leary incarna, pour le meilleur et pour le
pire, la figure paternelle de substitution. Manuel a participé à tous les
grands trips sous acide qui ont jalonné le mouvement krautrock, notamment ces séances
avec le pape du LSD en Suisse, où Leary s’était réfugié, et où ses contacts
dans les milieux médicaux lui permettaient un accès illimité aux produits les
plus purs. On peut en écouter le résultat sur Seven Up (1973), le troisième album d’Ash Ra Tempel, sur lequel Grosskopf,
lui, n’était pas présent. En revanche, il a bien participé, dans les studios de
Dieter Dierks à Stommeln, aux sessions délirantes des Cosmic Jokers en
compagnie de Göttsching, Schulze et quelques autres musiciens sous influence.
Avec le recul, le batteur prend conscience des risques insensés auxquels lui et
ses camarades se sont exposés. D’ailleurs, il en a vu mourir plus d’un, comme
Hartmut Enke, le bassiste d’Ash Ra Tempel, qui échoua en hôpital psychiatrique.
Contrairement à Manuel Göttsching, toujours resté à la barre d’une seule
formation, Harald a beaucoup bougé. Brièvement batteur des Scorpions à 15 ans,
en 1965, il a joué avec Wallenstein, collaboré aussi bien avec Ashra qu’avec
Schulze, avant de se reconvertir dans la Neue Deutsche Welle. En 1980,
il publiait son premier disque solo, Synthesist,
témoin de sa conversion à l’électronique. Pourtant, au contraire de Klaus
Schulze ou Chris Franke (Tangerine Dream), Harald n’a jamais complètement
abandonné les baguettes au profit des claviers. Tandis qu’il évoque sa
carrière, attablé au bar après le concert, la radio diffuse Blame it on the Boogie, des Jacksons. Ne
pense-t-il pas que la seule chose qui ait finalement manqué à sa musique, c’est
un hit-single ? S’il avoue avoir lui aussi rêvé de gloire et de célébrité,
il se montre aujourd’hui plus serein. Quant aux traumatismes du passé, il a
trouvé une autre voie pour les apaiser. Ainsi, il a co-écrit en 2011 le
documentaire German Sons, de Philippe
Mora, portrait croisé de fils de nazis et de résistants. Par ailleurs, ce n’est
pas sans malice qu’il remarque à quel point le terme krautrock, au départ
péjoratif, s’est finalement imposé comme l’expression du dernier chic.
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Ashra et l'artiste invité Józef Skrzek |
La voie à suivre
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Harald Grosskopf et Józef Skrzek au Minimoog |
A peu de choses près, le concert se joue à guichets fermés.
Trois cents des 350 places assises sont occupées. Quelques-uns sont restés debout,
à portée du bar (on ne sait jamais !). Contrairement à ce qui fut longtemps une
habitude avec la musique électronique traditionnelle, le public ne se résume
plus à une poignée d’hommes vieux et célibataires. Si les hommes sont encore
légèrement surreprésentés, les femmes, et les plus jeunes, sont venus en nombre.
Quant au doyen de l’assistance, il doit probablement s’agir de Juppy lui-même,
le propriétaire des lieux, qui n’a que 65 ans. Le plus jeune en a 12, même s’il
explique sans mépris que ce n’est « pas son truc ». Comme la semaine
passée au concert de BK&S, quelques habitués ont fait le déplacement. Au
Luxembourg, on avait pu apercevoir Peter Mergener, encore auréolé de son prix,
décerné le 16 mars lors des Schallwelle Awards. Cette fois, on croise des
artistes comme Mark Eins et Bernd Kistenmacher. Mark a publié son premier disque
avec le groupe Din A Tesbild en 1980 sur le label de Klaus Schulze, Innovative
Communication. Fondateur de Musique Intemporelle, Bernd a notamment collaboré
avec Mario Schönwälder et Harald Grosskopf. Oliver Reville, l’autre membre
allemand de Deep Voices, est également présent. Mais la plus grande surprise de
la soirée vient sans doute de Józef Skrzek, figure du rock polonais des années
70 au sein du groupe de rock progressif Silesian Blues Band (SBB), avant de
devenir compositeur de musique de films. C’est justement entre deux prises à
Prague qu’il a profité de son week-end pour rendre une petite visite à ses amis
Manuel et Ilona. C’est ainsi qu’on le voit surgir dans l’Allée du 9 Juin, qui
mène de la rue à la scène, son Minimoog sous le bras. Le groupe l’invite
évidemment à le rejoindre à la fin du concert pour le dernier morceau, Niemand lacht rückwärts, variation sur
un thème qui n’est pas sans rappeler la phrase récurrente d’E2-E4. La présentation des titres,
souvent humoristiques, des morceaux joués sur scène, laisse à chaque fois échapper
un petit sourire à Manuel.
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Manuel Göttsching à la guitare |
Mais son tempérament
réservé explique sans doute qu’il laisse en fait le plus souvent les clés du
concert à Steve Baltes. Tandis que, derrière ses fûts, Harald se dépense sans
compter, essoufflé mais ravi après les vingt minutes d’Eloquentes Wiesel, c’est à Steve que revient l’honneur de donner le
la. Eloquentes Wiesel est d’ailleurs l’un des temps forts du show. Le
morceau repose sur l’une de ces séquences Berlin School typiques, pas si
fréquentes, on l’a vu, dans le travail de Manuel. Mais en l’écoutant, on
comprend parfaitement sa réputation de père de la techno. Déjà puissamment
hypnogène, avec ses envolées de guitare, le titre gagne encore en profondeur
grâce aux pulsations ajoutées en arrière-fond par Steve Baltes. A partir d’un
son vintage, ce dernier parvient en effet, l’air de rien, à introduire
discrètement les beats si caractéristiques de la trance qu’il affectionne tant.
Dans le même esprit, Jerome Froese avait tenté d’actualiser le son de Tangerine
Dream au milieu des années 90, avec un succès inégal. L’apport de Steve est
plus subtil, dans la lignée de sa prestation remarquée lors des Schallwelle
Awards au planétarium de Bochum, le 16 mars dernier. En guise d’hommage aux anciens,
il avait alors tenté quelque chose d’assez différent de ses productions solo
habituelles : une expérience alors voulue sans lendemain, mais qui
pourrait bien avoir ouvert une nouvelle porte, montrer la voie à suivre dans le
futur. D’ailleurs, ni Mario Schönwälder, le patron de Manikin Records, ni Stefan
Erbe, le co-organisateur des Schallwelle Awards, ne s’y sont trompés. Le
premier a convaincu Steve de publier sur son label le concert de Bochum – ce
qui obligera le musicien à le reproduire en studio, rien n’ayant été enregistré
sur le moment. Le second l’a invité pour un nouveau concert en commun au
planétarium, le 13 juillet prochain. Mais il faudra choisir. Car ce même jour,
Manuel Göttsching sera quant à lui en Pologne, où il a été invité à jouer ses
œuvres solo à l’occasion du quinzième anniversaire de l’Ambient Festival, à
Gorlice.
Setlist : Wall Of Sound. – Eloquentes Wiesel. – Bois de
soleil. – Ultramarine. – Hausaufgabe. – Bois de la lune. – Kongo Bongo. –
Niemand lacht rückwärts (avec J. Skrzek). – [rappel]
Deep Distance (avec J. Skrzek).