Pour la deuxième
année consécutive, Hans-Joachim Roedelius avait invité tous ses amis chez lui,
à Baden près de Vienne, pour prendre part à la 14e édition de son festival More
Ohr Less, une manifestation multimédia où se croisent musiciens, peintres,
photographes, performeurs et artistes de tous horizons. Outre les habitués,
Christopher Chaplin, Tim Story ou Hotel Palindrone, le public a pu découvrir
tour à tour de la musique traditionnelle d'Europe de l'Est, la première
mondiale d'une oeuvre électronique d'avant-garde dirigée par l'artiste suédois
Carl Michael von Hausswolff, un récital de musique folklorique irlandaise, une
improvisation au piano de Harald Blüchel et bien d'autres oeuvres, disséminée
dans toute la ville. Soit cinq jours d'ivresse sonore et visuelle dont seul Achim
Roedelius a le secret, le tout réuni sous le slogan Geschenk des Augenblicks (« Cadeau du moment »).
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More Ohr Less 2017 : la bannière du festival signée Christian Ludwig Attersee |
Baden (Autriche), du 7 au 11 juin 2017
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Expositions
S. Böcking et B. Filips |
Comme en 2014, une exposition précédait cette année
l'ouverture du festival. Deux artistes présentaient leurs créations dans la
salle principale de la Haus
der Kunst de Baden.
Barbara Filips,
une photographe viennoise, exposait ses dernières oeuvres de
street art,
tandis que
Sebastian Böcking,
graphiste de Hamburg auquel on doit la réalisation de l'
autobiographie de Roedelius, affichait ses
spectaculaires paysages scandinaves. Contraste total : avec ses corps emmêlés,
ses décors urbains et ses murs de brique, Barbara Filips a fait de l'humain son
matériau principal. Chez Sebastian Böcking, c'est la nature déchaînée qui
domine, et la présence de l'homme se fait plus subtile, à travers la lumière
d'un phare ou celle d'un bateau perdu au large. Comme rien ne se fait sans
musique à More Ohr Less, le vernissage était accompagné d'une très brève
intervention au piano de Franz Wagner, qui interprétait deux pièces, l'une de
Mozart, l'autre de Duke Ellington. Un mélange des genres constant qui résume
parfaitement l'ambiance du festival.
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Franz Wagner, pensif, écoute Hans-Joachim Roedelius |
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Roedelius & Chandra Shukla |
L'après-midi même, Roedelius invitait tous les participants
à le retrouver devant le kiosque du Kurpark de Baden, où lui-même improvisait
au piano, accompagné au sitar par son ami l'Américain Chandra Shukla, musicien
électronique connu sous le nom de Xambuca,
producteur
de disques mais aussi tourneur improvisé, depuis qu'il a pris en charge
l'organisation de la tournée nord-américaine de Roedelius cette année. Le
dialogue entre les deux hommes commence dans une ambiance minimaliste très
réussie, tout en atmosphères. Mais quand Roedelius commence à jouer ses
morceaux connus, plus mélodiques, on comprend que les gammes respectives du
piano et celles du sitar ne reposent pas sur les mêmes règles harmoniques.
Chandra tente de suivre mais il lui est difficile de ne pas trahir son
instrument. Dans ces conditions, l'improvisation n'est pas un exercice simple :
Achim et Chandra gagneraient peut-être à composer, et non plus à improviser, une
véritable œuvre pour piano et sitar.
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Mischa Kuball |
Comme l'année dernière, après une brève allocution du maire,
il revient à
Mischa Kuball,
professeur à la
Kunsthochschule de Cologne, d'ouvrir officiellement le
festival avec la première conférence-performance de ces cinq jours. Pour ce
faire, le festival investit un espace qu'il n'avait pas eu l'occasion
d'utiliser l'année précédente : le musée Arnulf Rainer de Baden. Encore un
endroit tout à fait étonnant puisque le musée, qui doit son nom à un artiste
local né en 1929, a
pris place dans un bâtiment autrefois dédié aux thermes pour dames. Le travail
de Mischa Kuball n'est pas étranger au thème de cette année,
Geschenk des Augenblicks. Ses
installations dans les espaces publics, qui font souvent intervenir le
spectateur lui-même, sont autant d'instantanés de vie. Sa projection de diapos
en témoigne. Dans ses photos, Mischa revisite l'architecture urbaine
contemporaine en y introduisant toujours un élément de son cru. Souvent : des
jeux de lumière. Le conférencier, qui est aussi musicien, ne jouera pourtant
rien aujourd'hui.
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Harald Blüchel |
La suite du programme musicale revient en effet à Harald
Blüchel, la première grande sensation de cette édition.
Harald Blüchel s'est fait connaître dans
l'univers de la musique électronique sous le nom de Cosmic Baby. Mais
aujourd'hui, pas une note ne sortira d'un amplificateur. Seul devant le clavier
d'un piano Bösendorfer, Harald se lance dans une improvisation intense, faite
d'une suite d'arpèges en constante évolution, comme autant de déferlantes sur
un récif. Sa musique ferait une bande son idéale pour les photos de Sebastian
Böcking. On pense à Philip Glass, on pense à Steve Reich, le cœur en plus. Rien
de la froideur robotique d'un Glass chez Harald Blüchel. Harald n'est qu'amour
et chaleur, et ses pièces pour piano jouissent d'une puissance et d'une
expressivité rares. Roedelius n'hésite pas à le comparer à son héros,
Beethoven, et c'est vrai qu'il y a un peu de ça chez cet artiste, jusque dans
les traits de son visage.
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Harald Blüchel & Hans-Joachim Roedelius @ More Ohr Less 2017 |
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Winkler & Kellerer |
Le soir, la
Haus der Kunst reçoit le duo
Winkler-Kellerer. Georg Winkler
à la clarinette et Hubert Kellerer à l'accordéon se sont fait une spécialité de
la musique d'Europe de l'Est, particulièrement des Balkans, et plus spécifiquement
encore de la tradition des juifs ashkénazes, le Klezmer. Ma connaissance de la
tradition musicale de cette région se bornait jusqu'alors aux chants religieux
de Mokranjac, plutôt nostalgiques et majestueux. Le Klezmer, au contraire, est
une musique rapide, entêtante et festive, dont je n'avais aucune idée sinon, de
très loin, à travers la célèbre scène de danse dans
Rabbi Jacob ! Georg Winkler avoue qu'il aurait préféré jouer devant
un public debout, tant il est vrai que le récital de Winkler et Kellerer pousse
à la danse.
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Goubran & Lauermann |
La joie communicative des deux musiciens contraste avec la
mauvaise humeur de celui qui leur succède sur scène, le musicien et auteur
autrichien
Alfred Goubran. A la fois chanteur
et romancier, Goubran illustre parfaitement cette multiplicité des talents à
laquelle Roedelius est si sensible. Mais « quand ça ne veut pas, ça ne veut pas
», s'excuse Goubran après quelques ratés, probablement provoqués par son
irritation, qui restera un mystère jusqu'à la
fin du spectacle. Mon impression mitigée n'est pas seulement liée à l'humeur de
l'artiste. Alfred Goubran interprète des chansons en allemand dans le style blues, dont l'importance des textes exige la maîtrise de la langue. Mais le chanteur n’est pas
seul en scène. Le remarquable violoncelliste
Lukas Lauermann, un familier du
festival, lui offre un contrepoint subtil et sensible. Aussi, même si le sens m'échappe, au moins les deux hommes parviennent-ils à partager une émotion, même avec ceux qui ne comprennent pas les paroles.
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Hausswolff & Roedelius |
Le lendemain 8 juin, le public est invité à se rendre dès le
matin dans la salle d'exposition de la
Haus der Kunst pour une répétition générale de la performance
du « More Ohr Less Brainstorming Orchestra » qui sera créée officiellement le
lendemain. Qui se cache derrière ce mystérieux orchestre ? L'idée a germé
l'année dernière, après la présentation, dans les égoûts de Vienne, de la
dernière version de
freq_out, une
installation musicale conduite par l'artiste multimédia suédois Carl Michael
von Hausswolff. A l'époque, une douzaine d'artistes s'étaient réunis dans les
égouts de la ville, sur les lieux mêmes où fut tournée la scène finale du film
Le Troisième Homme de Carol Reed en
1949. Hausswolff avait affecté à chacun une plage de fréquences déterminée.
Roedelius avait alors hérité de l'une des plages les plus basses. Cette fois
Hausswolff a eu l'idée d'une partition d'une demi-heure, attribuant à chaque
artiste une ou plusieurs plages horaires, mais leur laissant une totale liberté
à l'intérieur de ces limites. Plusieurs musiciens impliqués dans
freq_out se retrouvent au sein du MOL
Orchestra : Franz Pomassl et Anna Ceeh, Franz Graf, et bien sûr Roedelius.
D'autres s'y ajoutent : Christopher Chaplin et Tim Story,
le musicien électronique Markus Taxacher, la violoncelliste Clementine Gasser,
le batteur Janko Novoselic, et Chandra Shukla. Mais nous en saurons plus le
lendemain.
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Le More Ohr Less Brainstorming Orchestra en répétition |
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Innenraüme |
Dans l'après-midi, c'est au tour de Christine-Martha
Roedelius, l'épouse du maestro, de présenter l'une de ses créations au musée
Arnulf Rainer. La performance, intitulée
Innenraüme
(les « espaces intérieurs ») consiste, pour Martha et deux autres
personnes, à se mouvoir lentement sous un drap blanc, laissant parfois deviner
les silhouettes humaines qui lui donnent vie. Le tout en musique, bien sûr,
avec une très belle partition minimaliste interprétée au piano à quatre mains
par Achim et le prodige Harald Blüchel, mais aussi par
Christopher Chaplin et
Tim Story, chacun ajoutant son propre
univers : sonorités avant-gardistes et bruitistes pour le premier, nappes
tranquilles pour le second.
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Innenraüme @ More Ohr Less 2017 |
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Noel Hill |
Noel Hill, musicien originaire
du comté de Clare, dans l’ouest de l'Irlande, est le premier à se produire le
soir même sur la grande scène de l’Orangerie du Doblhoffpark. Noel vient d’une
famille de musiciens joueurs de concertina, ces petits instruments à vent de la
famille des accordéons, très réputés dans la musique folklorique de l'île. Cet
artiste n’est pas seulement irlandais, il est aussi l’un de ces locuteurs du
gaélique pour lesquels l’anglais est une langue étrangère. Très connu en
Amérique du Nord et en Australie, il n’était jamais venu en Autriche.
L’ambiance oscille entre airs tristes et entraînants, censés représenter l’état
d’esprit changeant des Irlandais. L’un des morceaux est l’occasion pour Achim
et Martha d’entamer quelques pas de danse. Le concert est très agréable, mais
il aurait été formidable dans un pub, ou dans un restaurant comme celui de
Pierre Paionni, à Lunz. Ce genre de musique prend toute sa dimension dans de
tels endroits, pleins à craquer de convives attablés devant leurs cervoises, et
non sur cette immense scène de 8
mètres sur 6.
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Novoselic & friends |
La soirée se poursuit en famille au Doblhoffpark avec les
Novoselic frère, père et fils. Le multi-instrumentiste, mais surtout
saxophoniste Jurij Novoselic est un habitué du festival. Son frère Sergej,
violoniste, et son fils
Janko,
batteur, ont également été invités cette année par Hans-Joachim Roedelius. Ce
dernier les accompagne d’ailleurs pendant le show, tout comme Tim Story,
décidément très sollicité ce jour-là, et la pétillante accordéoniste Heidelinde Gratzl. Les Novoselic se lancent alors dans une
session progressive tout à fait extraordinaire, entre avant-garde et jazz. A un
moment, on peut apercevoir Martha Roedelius affairée derrière la scène.
Va-t-elle intervenir ? Que se passe-t-il ? Le fin mot de l'histoire me sera
révélé un peu plus tard par l'un des musiciens. Martha était simplement venue
les sermonner, estimant qu'ils s'endormaient sur scène ! Curieusement, quelques
minutes après son intervention, les Novoselic abandonnent brutalement leurs
atmosphères
ambient pour une cadence
plus rythmée. Mais, jurent-ils, cette progression était prévue et « n'a rien à
voir avec Martha » !
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Klaus Becker |
La
Kunstverein, petite galerie d'art où Tim Story avait présenté
ses
Roedelius Cells l'année passée,
accueille, pour finir la soirée, la plus étonnante performance du festival,
signée Klaus Becker. Cet Allemand de la région de Francfort, spécialiste des
techniques électroacoustiques, fan de longue date de Cluster et doué d'une
riche culture musicale, s'est occupé de la numérisation d'une partie des
archives sur bande de Hans-Joachim Roedelius. Mais Klaus Becker n'est pas
seulement un technicien. Comme la plupart des gens qui gravitent autour
d'Achim, c'est aussi un artiste original, musicien et poète à la fois. Plus
d'une fois, Klaus Becker va faire hurler de rire son auditoire grâce à ses
indéniables talents de conteur, que ce soit à la Kunstverein ou autour
d'une table au restaurant grec local, le seul qui accepte de recevoir toute la
troupe après minuit. A la
Kunstverein, Klaus Becker déclame de la poésie suédoise (une
langue qu'il maîtrise), lit des haïkus de son cru sur le thème des petites
misères de la vie conjugale, tout en s'accompagnant d'un minuscule orgue de
barbarie de son invention.
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Klaus Becker @ More Ohr Less 2017 |
Voici la traduction de l'une de ses maximes :
«La manière dont nous ressentons
Le temps passer
Dépend du côté
De la porte des WC
Où nous nous trouvons».
Les plus grands philosophes ont noirci des milliers de pages
pour tenter d'expliquer le temps, et voilà que Klaus Becker, en une phrase, dévoile
enfin la vérité.
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Wiersbin & Natterer |
L'après-midi du 9 juin débute au musée avec
Robin Wiersbin, compositeur originaire
de Hannovre, bassiste et surtout pianiste, qui vient de publier son premier
album solo,
Piano Works. Pour
l'occasion, il est accompagné par le saxophoniste
Peter Natterer, que nous connaissons
déjà comme membre de la formation Hotel Palindrone. Lui-même publie un disque
au titre similaire,
Works. Robin et
Peter sont deux artistes subtiles, à la sensibilité certaine. Si quelques
morceaux me paraissent un peu mielleux, le show prend une dimension nettement
supérieure dès que les deux hommes se mettent à l'improvisation. Peut-être une
piste à explorer ?
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MOL Brainstorming Orchestra |
Le MOL Brainstorming Orchestra se retrouve ensuite au Doblhoffpark
pour la première de l'œuvre conceptuelle de
Carl Michael von Hausswolff. La veille,
en répétition, le spectateur pouvait clairement distinguer qui faisait quoi. Ce
n'est plus possible sur une scène aussi éloignée du public. Il en résulte un
mur de sons absolument dément, sinistre à souhait. Lorsque je partage mes
impressions avec Martha Roedelius, je lui explique avoir apprécié l'œuvre
précisément pour son côté effrayant. Elle partage mon enthousiasme, mais sans
rien trouver de bien inquiétant dans la partition du MOL Orchestra. Pour se
faire une idée de la direction très avant-gardiste dans laquelle Hausswolff,
muni d'une authentique baguette de chef d'orchestre, a poussé ses musiciens, on
peut écouter l'album
Nordlicht, qu'il
vient de publier en collaboration avec Roedelius. Le véritable tour de force
reste cette capacité à prendre un chemin résolument bruitiste, tout en restant curieusement
très calme. La présence de deux musiciens non munis de machines, Janko
Novoselic à la batterie, et Clementine Gasser au violoncelle, apporte à
l'ensemble un relief bienvenu. Le concert a été enregistré. Hausswolff promet
de le publier si le résultat le satisfait.
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MOL Brainstorming Orchestra @ More Ohr Less 2017 |
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Clementine Gasser |
Découpé en six séquences de cinq minutes, il ne s'achève
pourtant pas au bout d'une demi-heure, car la violoniste garde sa place seule
en scène pour une demi-heure d'improvisations supplémentaire. Après l'avalanche
sonore du MOL Orchestra, Clementine Gasser revient aux silences et aux soupirs,
pondérant son intervention de fascinants pizzicatos, dont l'étrange résonance emplit les jardins du Doblhoffpark en cet après-midi déclinant.
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Hotel Palindrone |
Vus à More Ohr Less lors de la dernière édition du festival
à Lunz en 2015, les quatre comparses multifonction d'
Hotel Palindrone, Albin Paulus
(cornemuse, clarinette, flûte, guimbarde, yodel), Stefan Steiner (violon,
nyckelharpa, accordéon), John Morrissey (bouzouki, mandoline) et Peter Natterer
(saxophone, guitare basse, claviers, beatbox) reviennent cette année pour une
heure de mélodies bondissantes, improbable synthèse entre rock, yodels alpins et
musique médiévale. Une fois encore, le groupe interprète l'un de mes morceaux
préférés, la
Manfredina, un hymne à
la fois dansant et nostalgique issu du XVe siècle italien. Et une fois encore
dans une version différente.
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Rosa Roedelius, Clemens Hofer |
La soirée s'achève avec l'une de ces performances dont
Rosa Roedelius a le secret. Les sculptures
de bois disposées de part et d'autre de la scène du Doblhoffpark et qui
intriguaient le public depuis le début du festival, prennent à présent leur
sens. Accompagnée au trombone par Clemens Hofer mais aussi par son fils, le
jeune Constantin, âgé de 9 ans et très à l'aise en public, Rosa développe
d'année en année un style inimitable, fait de décors de bric et de broc, de
jeux de lumières, de musique minimaliste et de dialogues ésotériques. Je n'ai
jamais vraiment compris ce qui se passe réellement sur scène lors des
performances de Rosa, mais ce n'est pas vraiment ce qui compte. Il est
parfaitement possible d'apprécier son travail comme une chorégraphie abstraite.
En résumé, je m'aperçois que je suis toujours un peu plus fan de son travail.
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Rosa Roedelius & Constantin Hemetsberger @ More Ohr Less 2017 |
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Roedelius & Claudia Schumann |
Claudia Schumann
et Hans-Joachim Roedelius investissent le lendemain la scène du musée Arnulf
Rainer pour une brève improvisation mi-acoustique, mi-électrique. Achim ne
quitte pas son piano, tandis que Claudia chuchote des textes tout en manipulant
un intrument extraordinaire, que j'avais découvert à la foire de Francfort en
2014, le ROLI Seaboard, dont je crois reconnaître ici la déclinaison
Grand Studio. Commercialisé depuis
décembre 2013, l'engin
appartient à l'univers des pianos. Mais c'est un synthétiseur, et même un
synthétiseur plutôt classique. Pourtant, derrière son allure épurée se cache
bien autre chose qu'un simple artifice cosmétique. S'il n'y a plus aucun
bouton, c'est parce que tous les effets sont directement affectés aux touches du
clavier, équipées de capteurs tri-dimensionnels. D'où cette façon très
particulière de jouer, très différente de celle d'un clavier ordinaire. Claudia
Schumann écrase les touches plus qu'elle ne les pianote.
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Ecki Stieg |
Ecki Stieg, l'animateur de l'émission
Grenzwellen, sur Radio
Hannovre, officiait pour la seconde fois consécutive comme présentateur du
festival. Parfait dans ce rôle, comme l'année dernière, il s'est même fait le
propagandiste zélé de la manifestation auprès de gens qui n'étaent pas du tout
venus pour ça. Baden est une ville thermale, également dotée d'un imposant
casino où touristes russes et moyen-orientaux viennent dépenser leur argent.
L'hôtel At the Park, où étaient logés une partie de l'équipe et des artistes,
fut pour Ecki un terrain de chasse privilégié. Dialogue entre Ecki et un
parfait inconnu, client de l'hôtel, à qui il vient d'expliquer le concept du
festival :
Ecki : « Vous devriez vous joindre à nous ».
L'inconnu : « Ça a l'air très intéressant, mais je marie mon
neveu aujourd'hui même. »
Ecki : « Vous feriez quand même mieux d'assister au
festival. Au moins, avec nous, vous serez sûr que ça finira bien ».
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Trommelworkshop avec El Habib Diarra |
More Ohr Less a toujours cultivé l'extrême variété des
interventions. Mais cette année est un peu particulière, puisque vingt-huit
concerts ou performances étaient programmées sur cinq jours. D'où cette
sensation de course entre deux shows, souvent disséminés dans toute la ville.
C'est ainsi qu'El Habib Diarra a déjà entamé son workshop de tam tam africain
lorsque j'arrive essouflé au Doblhoffpark, où se déroule le cours, au pied du
fameux
Lauscher, ce trône musical
imaginé par Martha Roedelius en 2014. N'importe qui peut participer, pas
seulement les visiteurs de More Ohr Less : des enfants qui passaient par là,
des touristes en promenade dans le parc, des mamies curieuses tentent ainsi de
suivre le rythme d'El Habib. La séance est malheureusement plusieurs fois
perturbée par le
soundcheck des artistes
qui doivent jouer le soir-même sur la scène toute proche.
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Leo Hemetsberger |
Ces artistes, ce sont Wolfgang Schlögl & Madita, déjà
présents l'année dernière avec leur électro-pop nerveuse et dansante. Mais
avant Madita, Leo Hemetsberger, le philosophe-musicien (quel mélange génial !
tout philosophe
devrait être
musicien) propose une petite discussion autour de quelques morceaux de Hang et
de Gubal. Encore une découverte du More Ohr Less : ces deux instruments autophones
aux sonorités exotiques, un peu comparables aux
steel drums, n'ont rien de traditionnel. En fait, ils ne sont pas
plus vieux que le début de notre millénaire, fruits du long travail de
développement de deux fabricants suisses. Aujourd'hui, le Hang et le Gubal
connaissent un succès phénoménal, peut être en raison de leur aspect en forme
de soucoupe volante, mais surtout pour leur timbre agréable et mélodique. C'est
une conférence de philosophie de Leo Hemetsberger qui fut ma première
expérience du festival More Ohr Less à Lunz en 2014. Aussi ne suis-je pas étonné
de le voir entrecouper chacun des morceaux de considérations pertinentes sur le
Kairos, Parménide, Saint Augustin ou Max Stirner. Et c'est encore Constantin,
le fils de Rosa et le sien, qui le rejoint sur scène pour quelques minutes d'un
duo très touchant entre père et fils.
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Constantin & Leo Hemetsberger @ More Ohr Less 2017 |
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Wolfgang Schlögl & Madita |
Après ce moment de paix, c'est à une tornade électronique
que Madita convie les spectateurs du Doblhoffpark. Une tornade si puissante que
la police locale, sans doute appelée par quelque voisin mécontent, pointe le
bout de son nez au bout de dix minutes de concert. Heureusement, Martha est là,
comme toujours, pour calmer les représentants de l’ordre. Madita, de son vrai
nom Edita Malovčić, chanteuse autrichienne d’origine bosniaque, jouit déjà
d’une grande notoriété en Autriche, non seulement comme musicienne mais aussi
comme actrice. Ses morceaux, parfois funky, parfois curieusement plus proches
d’une sorte de jazz électro, ont indéniablement quelque chose d’accrocheur.
Simplement, ils correspondent moins à mes goûts personnels que ceux des autres
artistes invités cette année.
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Roedelius & Michou Friesz |
Retour au calme après cette furie. Les duos de Roedelius et
Michou Friesz font partie des moments que j’attends le plus à More Ohr Less. Hans-Joachim,
avec quelques lignes de piano minimalistes, parfois quelques sonorités
électroniques générées sur son iPad, se contente d’accompagner l’élégante
comédienne viennoise qui, de son côté, prête son aimable voix aux poèmes écrits
par Achim.
Mon préféré, lu chaque
année, est dédié à Kurt Tucholsky : « Da bist du nun und wieder ging
ein Tag vorbei...»
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Roedelius & Michou Friesz @ More Ohr Less 2017 |
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DJ Michael Rosen |
Il était dit que ce samedi serait dominé par l’électronique.
La nuit s’achève à la Haus
der Kunst avec une performance du DJ Michael Rosen. Ayant passé toute ma
journée à courir dans tous les sens, je n’ai pas pu assister à l’intégralité du
set. Néanmoins, mes impressions sont les suivantes : Rosen est un DJ
original, qui ne fait pas tout reposer en dernière instance sur un
beat binaire. D’une manière tout à fait
surprenante, ce DJ aime les ambiances plus
lounge
(c’était aussi une demande de Roedelius, il s’agissait de ne pas affoler tout
le quartier à 2 heures du matin), mais aussi les changements de tempo. Ces
derniers confèrent du coup à son set une structure progressive tout à fait
attrayante, du moins à mes oreilles.
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Martin
Kainz, Norbert Wiersbin |
Le dimanche matin est consacré au symposium autour du thème
de l’année,
Geschenk des Augenblicks,
que Hans-Joachim Roedelius a emprunté au titre de son album de 1984. Ce thème,
traduit en français par l’insatisfaisant « Cadeau du moment », réunissait
au musée Arnulf Rainer, outre l’animateur Ecki Stieg, Helmut David, Martin
Kainz, Norbert Wiersbin et votre serviteur. Inutile d’aller beaucoup plus loin
ici : je partagerai dans les articles suivants ma contribution aux
discussions, qui furent à la fois philosophiques, politiques, religieuses et scientifiques. Le thème de l'année prochaine est déjà connu : il s'agira probablement de
Wunder : le miracle, une autre idée chère au coeur de Hans-Joachim Roedelius.
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Sylvain Mazars, Helmut David, Ecki Stieg @ More Ohr Less 2017 |
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Susanna Spaemann |
Immédiatement après, la musique reprend ses droits avec Susanna
Spaemann, pianiste classique et enseignante au conservatoire de Vienne. Susanna
consacre son récital à Erik Satie, un compositeur dont elle tient à louer la
double nature, dramatique et parodique. Rien de mieux pour illustrer son propos
que des pièces comme
Embryon desséché,
Ogives ou
Le Piège de Méduse, mais aussi une interprétation d’une œuvre
originale de Chopin et de sa parodie par Satie : il s’agit tout simplement
de la
Marche
funèbre. Une superbe composition de Ravel,
L’Oiseau triste, que je ne connaissais pas, figure également au
programme.
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Markus Schneider & Bernhard Fleischmann |
Le piano va encore jouer un rôle au cours de cette dernière journée de festival, mais avant, un concert électronique va se glisser dans le kiosque du Kurpark écrasé de soleil. Une fois encore, je n’avais jamais entendu parler des artistes à l’affiche : Bernhard Fleischmann, un musicien viennois de musique électronique, accompagné par Markus Schneider, un guitariste visiblement adepte du
shoegazing.
La performance est assez calme, avec quelques moments agressifs, mais peine à
capter l’attention. D’abord parce qu’il s’agit d’une musique extrêmement
répandue de nos jours, ensuite parce que la scène du kiosque n’est pas très
belle, encombrée de chaises retournées comme après la fermeture du bar. Les
deux hommes auraient mérité un cadre plus esthétique, comme la place Bellevue,
dans le même Kurpark.
Les deux dernières présentations du festival se déroulent à la Haus der Kunst. Matthias
Kleinart, humoriste et artiste de cabaret viennois, présente son spectacle
VIP-TV, où il interprète une galerie de
personnages connus ou issus de son imagination. N’hésitant pas à user du
dialecte, il séduit instantanément le public germanophone. J’avoue de mon côté
n’avoir pas compris grand-chose à ses allusions sans doute ultra-référencées à
la culture populaire de son pays, et je le regrette.
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Julie Loveson |
C’est à nouveau au piano, et en chansons, que se clôture
cette 14
e édition du festival, grâce au doigté et à la voix suave de
Julie Loveson, pianiste et chanteuse de jazz d’origine austro-norvégienne.
Julie interprète plusieurs standards – des titres de Chick Correa, des chansons
d’Ella Fitzgerald (
April in Paris,
Love for Sale), mais aussi quelques
morceaux de son cru. La musicienne, qui évolue parallèlement au sein de son
propre septet, semble alors concentrer sur son clavier tous les instruments
traditionnels d’un orchestre de jazz. Ainsi, lorsqu’on croit reconnaître des
lignes de contrebasse typiques, il faut se rendre à l’évidence : c’est bien au
piano, de la main gauche, que Julie les interprète.
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Der Lauscher |
Jazz, musique classique, musiques traditionnelles d’Europe,
d’Afrique ou d’Inde, électro-pop, musique ambient ou électronique
d’avant-garde, More Ohr Less couvrait une fois encore un très large spectre de
genres et d’univers. Seul le rock manquait peut-être au panorama cette année. Par
ailleurs, Christopher Chaplin et Tim Story étaient plus discrets :
toujours présents, mais toujours en arrière-plan. J’espère un jour avoir la
chance d'assister à un concert solo de l’un et de l’autre. Cette double
exigence de diversité et de qualité – peu de concerts ne m’ont pas emballé –
fait partie de l’identité du festival. Plus important, le festival ne s’est pas
seulement déroulé sur scène, et c’est ce qui le rend unique. Il est fait de
partages, de rencontres entre artistes. Celles-ci se sont poursuivies en
coulisses, les discussions ont continué très tard dans les cafés, au restaurant,
jusque dans le jardin de Hans-Joachim et Martha Roedelius, où fraises des bois,
tartes au pomme ou goulash amoureusement préparé par une gentille voisine,
attendaient chaque visiteur qui se donnait la peine de pousser la porte. Comme
Ecki Stieg, je conclurai avec un peu de propagande :quels que soient vos
projets, renoncez-y et venez partager, au moins pour quelques jours,
l’expérience du More Ohr Less Festival.
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Hans-Joachim & Christine-Martha Roedelius @ More Ohr Less 2017 |