Figure respectée de la scène berlinoise, co-fondateur du célèbre club underground le Zodiak en 1968, Hans Joachim Roedelius est considéré à juste titre comme l'un des plus importants précurseurs de la musique électronique mondiale, grâce à ses collaborations au sein de groupes comme Cluster et Harmonia ou avec Brian Eno. Aîné de dix ans d'une génération qui a compté la crème des pionniers allemands, de Tangerine Dream à Kraftwerk en passant par Ashra et Klaus Schulze, il célèbrera le 26 octobre son 80e anniversaire. « Le grand-père aux pieds nus », comme il aime se surnommer, n'a jamais couru après la gloire. Mais sa vie même, après une jeunesse brisée par la guerre et deux totalitarismes successifs, serait digne d'un film. Cette jeunesse chaotique contraste d’ailleurs avec l'existence paisible qu'il mène désormais en Autriche, où il a posé ses valises en 1978. Chaque année depuis 10 ans, loin des paillettes, il organise le festival More Ohr Less à Lunz am See, petit village des Alpes autrichiennes. A l'occasion de la onzième édition, il raconte son cheminement artistique hors du commun.
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Hans Joachim Roedelius à Lunz am See, lors de la 11e édition du festival More Ohr Less, 2 août 2014 La scénographie en arrière-plan est signée Rosa Roedelius |
Lunz am
See, le 1er août 2014
Vous célébrerez en octobre votre 80e anniversaire. Ce n'est qu'à la fin des années 60, à presque 35
ans, qu'on vous voit subitement apparaître sur la scène berlinoise. Avez-vous
une formation musicale ?
Hans Joachim
Roedelius – Je suis kinésithérapeute, physiothérapeute de formation et
masseur de profession. Je voulais devenir médecin, mais je ne suis pas allé
au-delà de physiothérapeute. J’ai pratiqué ce métier pendant dix ans, sur la
fin en freelance à Paris [autour de 1967], où je m'occupais d'une clientèle
huppée dont a fait partie l'épouse de Jacques Chaban-Delmas, alors président de
l’Assemblée nationale. Ce qui m'a amené à officier régulièrement à l’Elysée. On
m'y reconnaissait un peu comme le Raspoutine des lieux, hirsute, toujours nu-pieds
: ça faisait partie de la panoplie du guérisseur hippie. Puis j’ai découvert
que l’art était mon truc. Le masseur vagabond empruntait doucement le chemin
pour devenir artiste. Et c'est vers la musique que je me suis orienté, même si
je n’ai aucune formation dans ce domaine. Je ne sais pas lire ou écrire une
partition, par exemple. J’ai tout appris à l’oreille.
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Hans Joachim Roedelius pensif |
R – Nous avons
fondé le Zodiak Club en 1968. Nous n'avions aucune idée. Nous ignorions tout de
la musique, tout en étant convaincus que c'est ce que nous voulions faire. Il
fallait qu’on essaie, sans nous soucier des conséquences. C’était le temps où
le mouvement actionniste gagnait la scène artistique européenne, spécialement
en Allemagne et surtout en Autriche. Nous avons voulu introduire la démarche de
l'Actionnisme dans la musique, en quelque sorte. C’est comme ça que ça a
commencé. Mais ça n'a pas duré très longtemps [le Zodiak ferme au début de l'année
1969].
Quelle était
l'ambiance à Berlin à cette époque ?
R – En 1968, le mur
était déjà construit. Berlin servait aussi de refuge aux soldats américains qui
ne voulaient pas être mobilisés au Viêtnam. Tout ce que ces jeunes Américains
ont pu apporter, et singulièrement leurs dispositions pour l'expérimentation,
ils l'ont apporté avec eux à Berlin. Si bien que nous avons pensé le Zodiak
comme le pendant allemand de la
Factory de New York, qui existait déjà à l’époque, ou du Arts
Lab de Londres. Tout s'est produit très simplement. Nous voulions un lieu où
répéter, Schnitzler a trouvé cet endroit, nous l’avons loué et transformé en
club.
En un sens, vous
organisiez déjà à l'époque des manifestations du type de celles que vous faites
aujourd'hui pour le More Ohr Less Festival.
R – Exactement. Entretemps,
les conditions ont beaucoup changé, mais l'intention reste la même.
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En concert avec Tim Story, More Ohr Less 2014 Visuels de Florian Launisch |
R – Je
reprendrais la notion que j'ai évoquée tout à l'heure : une sorte d'actionnisme
musical, à la recherche d’un langage sonore concret. Tout était très libre. Nous
travaillions sur les voix, sur des ustensiles de cuisine, des tôles, tous ce
qui était de nature à produire un son, tout ce qui faisait du bruit, que nous
soumettions ensuite aux différents filtres que nous permettaient notre matériel.
Nous n’avions aucun instrument, puisque nous n’avions pas d’argent. Nous étions
pauvres et menions des vies de marginaux, en communauté. Mais nous nous
voulions artistes, nous voulions inventer notre propre musique. Petit à petit, tout
cela a pris forme, nous avons pu ajouter de véritables instruments à notre
panoplie, jusqu’à la fondation de Kluster [1969, Hans Joachim Roedelius / Conrad
Schniztler / Dieter Moebius]. Kluster a donné son premier concert à la Freie Hochschule
für Bildende Kunst de Berlin. Puis, après une performance de douze heures à la
galerie Hammer, nous avons décidé de quitter la ville. Nous n’y sommes
retournés qu’en 2007. Ont suivi Cluster [avec un C, 1971 : Hans Joachim Roedelius
/ Dieter Moebius] puis Harmonia [1973 : Hans Joachim Roedelius / Dieter Moebius
/ Michael Rother], qui ont vu l'introduction de l'électronique. J’ai aussi débuté
une carrière solo assez tôt, en 1971, à côté de Cluster et Harmonia.
Cluster a été l'un
des grands précurseurs de la musique électronique. Comment décririez-vous votre
collaboration musicale avec Dieter Moebius ?
R – Ça a débuté
par une amitié proche. Nous nous étions rencontrés à Berlin, où il avait son
propre club. Au départ, il se contentait de gérer son club, il ne jouait pas.
Mais il venait régulièrement nous voir. Il pouvait entendre ce que nous fabriquions,
mais pas seulement nous, et pas seulement des musiciens. Des gens de théâtre,
des danseurs, tous les artistes indépendants, tous ceux qui avaient soif de
nouveauté : le tout Berlin se retrouvait au Zodiak, un endroit vivant, au
service de l'art, où les gens bavardaient, faisaient de la musique, n’importe
quoi. Moebius n’était pas musicien à l'époque, il gagnait sa vie comme
cuisinier. C'est Schnitzler qui l’a poussé dans la musique.
En écoutant les
disques de Cluster et en comparant vos productions solos respectives, on a
l'impression que vous étiez l'élément sensible, le hippie, tandis que Moebius
était l'excité, le punk du groupe.
R – Oui, c’était
lui le punk, toujours. Depuis le début. Il était aussi le plus orienté sur le
rythme. C’est lui qui s’asseyait à
la batterie.
R – Tout au début,
j'ai joué sur une flûte en bambou fabriquée par une amie. J'ai beaucoup utilisé
un réveil mécanique qui, relié à un micro puis filtré, faisait office de boîte
à rythme. Lentement, se sont ajouté d’autres appareils : un violoncelle, un
grand tambour. J’avais déjà une modeste expérience des percussions depuis mon
séjour dans un camp naturiste, en Corse. J’y ai connu des moments de transe,
joué sur un baril de pétrole vide jusqu’à avoir les mains en sang. Ce fut là ma
seule initiation musicale ! Bien avant Kluster, vers 1965. Conrad Schnitzler
était là, lui aussi. Enfin, j'ai fait l'acquisition de mon premier orgue électronique
peu avant la fermeture du Zodiak. La multiplication des outils électroniques depuis
lors n'a pas fondamentalement modifié le processus de création.
Utilisez-vous aujourd'hui
les techniques modernes ? L’informatique et les logiciels vous intéressent-ils ?
R – Oui, je suis
très enthousiasmé par les développements informatiques d’aujourd’hui. En ce
moment, je travaille en particulier avec deux logiciels : Traktor, de
Native Instruments, et Animoog, de Moog, que j’ai d’ailleurs utilisés hier.
Animoog est une application fabuleuse, très commode pour un musicien en
déplacement. Elle dispose en outre d’un clavier. Or il m'est toujours
indispensable de sentir un clavier sous mes doigts.
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Roedelius en l'église de Lunz am See, 3 août 2014 |
R – Beaucoup
d'artistes pensent peut-être qu'un service comme Spotify va avant tout leur
permettre de diffuser et de promouvoir partout leur musique. Résultat :
l’inventeur de Spotify est devenu riche et les artistes ne gagnent plus
d’argent. C’est un problème législatif. Seuls les politiques ont les moyens d'y
remédier, car les artistes sont démunis. Mais il y a d’autres plateformes qui
tiennent compte de leur travail, et qui ne se contentent pas de leur reverser
des pfennigs. Quand on vend sur iTunes, on peut toucher jusqu'à 99 cents par
morceau. C’est très bien, c'est même plus que ce qu’on récolte en travaillant
avec une maison de disques ! Dans ce dernier cas, il y a toute une industrie
derrière. La promotion, le pressage des CD, tout cela a aussi un coût. iTunes
est un bon outil. Beaucoup d'ingénieurs font un excellent travail de
développement, notamment en matière de logiciels. Dernièrement, j'ai visité les
locaux de Native Instruments à Berlin. Ils m’ont expliqué leur travail, montré
leurs bureaux, là où leurs têtes se retrouvent pour réfléchir à toutes sortes
de nouvelles applications. C’est impressionnant.
Vous parliez à
l'instant de l'importance du clavier. Toute votre discographie témoigne de cet
attachement au piano, mais aussi au mellotron.
R – J’ai bien sûr
largement pratiqué le mellotron. C’était un des instruments disponibles à
l’époque pour travailler d’une manière plus riche. Edgar Froese de Tangerine
Dream m’avait offert un mellotron, il me l’avait même apporté en Autriche. Lui aussi
s’était installé à Vienne, près de là où j’habite, avec sa femme, qui est morte
entretemps (il revient toujours régulièrement en Autriche). Le mellotron m’a
beaucoup servi un temps, puis Cluster a fait de plus en plus de travail
d’expérimentation en studio. Evidemment chez Conny Plank, qui avait son studio
dans la région de Cologne. Puis, après avoir déménagé en Autriche avec ma
femme, nous sommes retournés à Berlin pour travailler avec Peter Baumann,
l’ancien de Tangerine Dream, dans ses studios Paragon. Il était alors sous
contrat avec Barclay pour produire des groupes allemands. Conrad Schnitzler, Asmus
Tietchens et Cluster ont été ses trois premières découvertes. Après avoir
produit Grosses Wasser [1979], de
Cluster, il a réalisé deux de mes disques, Jardin
au fou [1979] et Lustwandel
[1981].
Lustwandel montre à quel point vous avez toujours su mélanger les ambiances, frotter l’électronique pure à d’autres influences, notamment la musique médiévale. Quel rôle attribuez-vous à la musique traditionnelle dans votre démarche ?
R – La musique traditionnelle est un thème. Ce dimanche, je
clôturerai le festival à l’église de Lunz avec des musiciens qui jouent de la
musique médiévale à titre professionnel. Le groupe s’appelle Tempus Transit. Nous
jouons rarement ensemble, car ce n’est pas simple de nous réunir sur scène, et
ça coûte cher. Au piano, j’accompagnerai un accordéon, une cornemuse et une nyckelharpa.
La musique médiévale et, plus généralement, la musique ancienne relèvent de
l’évidence à mes yeux. Tu as bien entendu hier : le festival a commencé
avec les suites de Bach au violoncelle et au saxophone. C’est logique, on ne
peut pas l’ignorer. Il s’agit de notre patrimoine.
Et à côté de la musique ancienne, on retrouve chez vous également des
morceaux ambient, dans le sens où
Brian Eno entendait ce genre. Vous avez travaillé avec Brian Eno. Comment cela
s’est-il produit ?
R – Brian est venu à nous alors qu’il était en tournée de promotion
pour l'un de ses premiers albums, Another
Green World [1975], je crois, peu de temps après la séparation d’avec Roxy
Music, encore au début de sa carrière solo. Un journaliste l’a convaincu de
venir assister à un concert d’Harmonia à Hambourg. Il a tout de suite voulu
jouer avec nous. Nous l’avons laissé monter sur scène, ça a donné une belle jam session ! Puis nous l’avons
invité dans notre studio, que nous avions alors installé dans une vieille ferme,
dans le hameau de Forst, en Basse-Saxe. Deux ans plus tard, il a accepté notre
invitation et a passé dix jours en notre compagnie. Entretemps, Harmonia
s’était séparé [Michael Rother ayant décidé de poursuivre une carrière solo].
C’est donc Eno qui nous a convaincu de nous réunir à nouveau pour ce qui devait
être la dernière production d’Harmonia, Tracks
and Traces, en 1976. D'une certaine manière, Brian Eno a donc fait partie
du groupe sur son dernier disque. Après cela, Eno a poursuivi sa collaboration
avec Cluster pour deux albums supplémentaires, Cluster & Eno et After
the Heat. Nous sommes toujours en contact. Nous l’avons rencontré il y a
peu à Londres lors d’un festival. A l'inverse, il ne faut pas compter le voir
venir en Autriche. Nous sommes petits, alors que lui ne participe qu’à des
projets gigantesques. Pourtant, ce n’est pas faute de l’avoir invité. C’était
l’occasion, car il souhaite écrire un livre et a donc besoin de calme. Je lui
ai vanté la paix et la sérénité qui règnent ici, expliqué qu’il pourrait venir
voir ce que nous faisions. Mais il est très indépendant (eigen).
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Les trois disques avec Brian Eno Cluster & Eno (1977) / Harmonia & Eno – Tracks and Traces (1976) / Eno, Moebius, Roedelius – After The Heat (1978) |
Indépendant et obstiné (eigensinnig), peut-être ?
R – Oui, ça lui correspond très bien ! Pour le coup, il
illustrerait parfaitement le thème de cette année, Eigensinn !
Nombreux sont les
artistes plus jeunes qui se réclament aujourd’hui haut et fort de l’héritage de
Kraftwerk, Tangerine Dream ou Cluster. Quand vous-êtes vous aperçu pour la première
fois de ce phénomène ?
R – Il n’est pas
récent. Cela fait un moment que les jeunes générations portent en haute estime
nos premiers travaux. Mais pas tellement Cluster. Je dirais plutôt Harmonia.
Vous en parliez au
début : Harmonia s’est même reformé en 2007 pour une nouvelle tournée. Il
y a donc un public.
R – C’est vrai,
mais ça n’a pas fonctionné artistiquement parlant. Nous nous sommes finalement
à nouveau séparés parce que, lorsqu’il a fallu revenir aux vieux morceaux, les
répéter pour retrouver le son des origines, Cluster n’avait plus vraiment la
tête à ça. Nous n’avions jamais trouvé les répétitions, les redites très palpitantes.
C’est également vrai de mon travail en solo. Certes, je rejoue toujours avec
grand plaisir les thèmes de piano, car il s’agit de morceaux de musique assez
simples, mais les trucs électroniques, ça ne rime à rien.
Il est vrai que
l’improvisation joue chez vous un rôle important.
R – Elle joue
même le premier rôle. Encore aujourd’hui. D’ailleurs, les jeunes y reviennent.
Ils comprennent qu’il est aussi important d’inventer des choses nouvelles que
de répéter des choses anciennes.
Vous n’hésitez jamais
à collaborer avec d’autres musiciens de toutes les générations. L’un d’eux
revient régulièrement : l’artiste américain de musique électronique Tim
Story.
R – Notre
collaboration est ancienne. Elle est liée à cet endroit, Lunz am See. Nous
travaillons ensemble depuis… Je ne sais plus. [A Tim Story, qui passe à
proximité :] Tim, quand avons-nous débuté notre collaboration sur l’album Lunz ? 2002 ?
Tim Story – Plus
tôt. 2001, je crois. Le disque est sorti en 2002, mais il était achevé depuis
au moins six mois, et nous avons mis quelque temps à l’enregistrer.
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Le tryptique Fragen / Rufen / Antworten, première production de Qluster chez Bureau B (2011-2012) |
En outre, après la séparation de Cluster en 2010, vous avez réinitialisé le projet avec le jeune musicien allemand Onnen Bock sous le nom de Qluster, avec un Q. Jusqu’où irez-vous ?
R – Je crois que
le chant du cygne de Cluster – avec un C, donc avec Dieter Moebius – a été
l’album Qua [2009]. Nous avons encore
un peu tourné après ce disque, mais le cœur n’y était plus. Produire une
musique qui reste pertinente après quarante ans de collaboration à deux, c’est
extrêmement difficile. Particulièrement en tournée. Lors de notre tournée
américaine, nous avons fait trente concerts en un mois. C’était trop. Ça nous a
vidés.
Plus près de nous, en
2012, vous avez sorti King of Hearts
avec Christopher Chaplin. Comment vous êtes-vous connus ?
R – A Gugging, à Vienne,
il y avait une clinique pour handicapés mentaux, un établissement psychiatrique
très connu où les patients participaient eux-mêmes à leur guérison grâce à la
peinture. Depuis, l’endroit a été transformé en centre artistique où j’ai été
invité il y a quelques années lors d’une manifestation. C’est là que nous nous
sommes rencontrés. Plus tard, quand la
BBC m’a commandé un concert radiophonique, la station m’a
expressément demandé de confier le mixage à quelqu’un avec qui je n’avais
jamais travaillé auparavant. J’ai immédiatement pensé à Christopher. Nous avons
développé ce matériel, dont a résulté le disque.
L’année dernière, le
label Bureau B a sorti un album encore plus étrange, Selected Studies Vol. 1, enregistré avec le chanteur britannique
Lloyd Cole.
R – Ce fut une
production 100% en ligne. Nous avons tout fait sur Internet, nous n’étions jamais
ensemble dans la même pièce. Lloyd Cole a une particularité. Ce qu’il cherche
toujours à faire, c’est précisément… autre chose. La musique électronique
l’avait toujours intéressé, comme l’atteste l’un de ses projets, Plastic Wood [2001], un disque sans
aucun rapport avec tout ce qu’il avait pu produire auparavant. J’ai eu la
chance de tomber dessus. Je l’ai trouvé si beau que j’ai décidé de le remixer à
ma façon. Puis je lui ai envoyé. Le résultat n’a jamais vu le jour en raison de
problèmes de droits. Finalement, nous nous sommes retrouvés tous les deux au
sein de Bureau B et c’est le label qui a eu l’idée de nous relancer, en
proposant la condition suivante : chacun de nous devait envoyer à l'autre
six morceaux. Puis chacun devait peaufiner ensuite le travail de l'autre.
Et aujourd’hui, nous voici à Lunz pour le 11e More Ohr Less Festival. Vous avez déjà mentionné votre déménagement en Autriche. Quand et pourquoi avez-vous quitté l’Allemagne ?
R – A l’époque
d’Harmonia, nous avons habité à Forst, à quelques kilomètres d’une centrale
nucléaire [la centrale de Würgassen] qui était en fait défectueuse depuis un
certain temps. De nombreux enfants du coin sont tombés malades. Certains sont
morts, et personne ne nous a jamais informés de quoi que ce soit. Jusqu’au
moment où la centrale a dû fermer, des années plus tard. Quant à nous, nous
avons vécu à côté pendant six ans sans rien en savoir. Mais quand les cas de leucémies,
puis les décès, ont commencé à se multiplier, nous nous sommes subitement
réveillés. Même dans notre ferme, deux personnes avaient succombé. Nous devions
protéger nos enfants. Ce déménagement fut une fuite. Dieu merci, notre fille,
Rosa, n’est pas tombée malade. Peut-être l’as-tu rencontrée, elle participe au
festival. En 1978, nous nous sommes donc retrouvés dans la ville d'origine de
ma femme, à Baden, près de Vienne. Dès notre arrivée, j’ai bénéficié d’un large
soutien de la part de la fondation Alban Berg [Alban Berg Stiftung], et notamment de son président [Franz Eckert].
Je dois tout mon équipement à la générosité de la fondation. L’Autriche m’a
beaucoup apporté. Sans l’Autriche…
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«Achim» répond aux questions de l'ORF, la télé autrichienne |
R – L'un de mes
patients en Corse à l'époque n'était autre que le propriétaire du célèbre
atelier de fabrication de piano Bösendorfer [Michael Hutterstrasser]. C'est lui
qui nous a montré pour la première fois Lunz. Il avait une maison de vacances dans
les environs. Nous en sommes aussitôt tombés amoureux. L’endroit, le lac. – Tu
dois absolument aller dans la forêt te promener sur les hauteurs jusqu'à l'Obersee.
Il y a même des ours là-bas ! – Puis un jour, Tim [Story] est venu à son tour,
et nous avons enregistré le disque Lunz.
Comme il y avait déjà un festival chaque été, le festival Wellenklänge, qui
dure tout le mois de juillet, nous avons proposé aux organisateurs de venir y présenter
notre travail. Ils n’ont pas répondu favorablement, mais le maire [Martin
Ploderer] nous a suggéré de créer notre propre festival. Et ça fait dix ans que
ça dure.
Que peut-on attendre
chaque année à More Ohr Less ?
R – Nous avons
pensé le festival comme une plateforme destinée à répandre les valeurs qui nous
tiennent à cœur et auxquelles nous ne pourrions jamais renoncer. L’amour,
l’amitié, l’estime, la dignité, le dialogue. Les hommes doivent savoir se
parler et non se faire la guerre chaque fois qu'ils sont en désaccord. More Ohr
Less est un atelier ouvert, qui favorise les relations entre les artistes de
tous horizons, mais aussi le dialogue entre les artistes et le public.
Vous semblez particulièrement
soucieux de dresser des passerelles entre tous les arts, entre la musique et la
peinture, par exemple.
R – Et avec la
science ! La science aussi est une forme d'art. D’où le thème de cette
année : Eigensinn.