Du 5 au 9 août 2015,
le pionnier de la musique électronique Hans Joachim Roedelius et toute son
équipe investissaient à nouveau la scène aquatique de Lunz am See, en Autriche,
à l’occasion de la douzième édition du More Ohr Less Festival. Au
programme : concerts, performances, lectures, conférences, dîners et
ateliers autour du thème Forever Now.
Une fois encore, le plus grand éclectisme régnait. La musique électronique,
très présente avec les habitués Tim Story, Christopher Chaplin ou Christoph H.
Müller, partageait ainsi la vedette avec le jazz du Harri Stojka trio, la pop
de Schmieds Puls, la soul de la jeune violoncelliste Mela, la folk ou même le
yodel d’Hotel Palindrone. Le caractère informel du festival, l’ambiance
familiale, l’allégresse des participants : tout a contribué à la réussite
de cette édition, aussi bien sur scène qu’en coulisses. Car ce festival unique
au monde n’est pas qu’une succession d’artistes sur une affiche, c’est aussi un
état d’esprit, singulier et étonnant, que seul un journal personnel et subjectif
saurait traduire.
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More Ohr Less 2015 : la bannière du festival imaginée par Christian Ludwig Attersee |
Lunz am See, du 2 au 9 août 2015
J-3 à J-1 avant More
Ohr Less
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Chez Pierre à Lunz am See |
Dimanche 2 août
Même si la date officielle de l’ouverture du festival avait
été fixée au 5 août, un certain nombre de participants ont déjà défait leurs
bagages à l’hôtel du village ou dans les nombreuses maisons d’hôtes des
environs. Sans surprise, on les retrouve le soir venu «Chez Pierre», le
pizzaiolo français qui a retapé un vieux chalet sur les hauteurs et y a installé
son restaurant il y a trois ans. L’occasion d’apprendre que Rosa, la fille de
Joachim, travaille encore au concept de la performance qu’elle doit présenter
six jours plus tard ; ou d’évoquer, avec le compositeur américain Tim Story, la
disparition récente (le 20 juillet) de Dieter Moebius, compagnon de longue date
de Roedelius au sein de Cluster, et celle, plus ancienne, d’Edgar Froese, le
fondateur de Tangerine Dream.
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Tim Story sur le Lunzer See |
Tim Story se souvient d'une anecdote récente : « Je rendais
visite à Michael Rother et Dieter Moebius à Forst, dans la vieille ferme qui
servait autrefois de studio à Harmonia, le supergroupe de Roedelius, Moebius et
Rother, où ce dernier habite toujours. Les deux hommes évoquaient Qluster avec
un Q, le duo que Roedelius venait de fonder après la séparation de Kluster /
Cluster en 2010. Achim épuisait ainsi la dernière consonne disponible pour
changer encore le nom de son groupe. C'est alors qu'ils m'ont proposé de
rejoindre leur nouveau trio, qu'ils voulaient baptiser Qarmonia ! » Un projet
évidemment farfelu, mais en attendant, Story reste l’un des rares musiciens à
avoir collaboré séparément avec ces deux monuments que sont Roedelius et
Moebius.
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Hans Joachim Roedelius, l'initiateur du festival |
Arrivés en début d'après-midi, Achim Roedelius et son épouse
installent aussitôt divers instruments dans une salle de leur hôtel prévue pour
accueillir les répétitions. La direction de l'établissement contrôle
strictement les décibels de peur de mécontenter les clients qui ne sont pas là
pour le festival. Quelques yodels trop vigoureux lors d'un atelier de chant
provoqueront même quelques jours plus tard une mini crise diplomatique. Même un
festival intimiste comme le More Ohr Less connaît son lot de complications
logistiques. Les bouleversements du programme en raison de la mort de Dieter Moebius,
la préparation du menu et des places des convives lors du dîner d'ouverture, la
location de chambres pour les invités de dernière minute, rien n'est laissé au
hasard, ni personne sur le bord de la route. C'est ainsi que toute l'équipe se
mobilise pour aller chercher le musicien Andy Walsh, qui doit participer à
l'atelier de folk du lendemain, mais qui s'est perdu quelque part à 50 kilomètres de
Lunz. Le trajet est l'occasion de faire connaissance avec ce sympathique
Irlandais, venu spécialement de Dublin. Andy s'adapte aussitôt à la couleur
locale. A peine arrivé, il entonne le
Schnitzel
Boogie, l'ode d'Ariel Pink's Haunted Graffiti au
Wienerschnitzel, la spécialité locale, dont les paroles laissent
cependant soupçonner d'autres degrés de lecture. Finalement, après une nuit
chaotique au camping local, Andy sera logé dans le sauna de l'hôtel, transformé
à la hâte en chambre improvisée.
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Atelier folk avec Stephan Steiner et Katharina Rogalli |
Mardi 4 août
Les participants au premier atelier, dédié à la musique
folk, se retrouvent dans le hall de l'hôtel. Les présentations sont faites par Florian
Tanzer, l'un des hommes-clés de la team
Roedelius (sous le pseudonyme de Luma.Launisch, il est le responsable des
lumières durant toute la durée du festival). L'animateur de l'atelier n'est
autre que Stephan « Stoney » Steiner, musicien
multi-instrumentaliste, grand connaisseur des traditions musicales occidentales
depuis le Moyen Age et membre, entre autres, de Tempus Transit, un groupe déjà
vu l'année passée. Il est accompagné de la ravissante Katharina Rogalli,
violoniste talentueuse et professeur de musique à Vienne. Le lieu du premier
atelier est plus ou moins choisi au hasard. Pourquoi ne pas monter sur les
hauteurs ? Stephan conduit son van jusqu'à l'orée de la forêt, installe
quelques bancs à l'ombre d'un chalet isolé, et le petit groupe commence à jouer.
Au programme, folk et mazurkas. Les morceaux appris aujourd'hui seront présentés
au public le lendemain.
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Quelques sites notables du More Ohr Less Festival à Lunz am See |
Jour 1 – mercredi 5
août : Lunz Kulinarisch
Cette année, la
team
Roedelius a choisi d'inaugurer le festival, non sur la
Seebühne,
la scène aquatique du Lunzer See, mais sur une terrasse construite directement
au-dessus de l'eau. Quand vient l'heure de rejoindre la scène, située à 500 mètres de là, c'est
à pied qu'Achim Roedelius – tel le joueur de flûte de Hamelin mais animé
d'intentions plus louables –
entraîne le public, accompagné tout du long par le
Liunze Brass, le brass band du cru. Sur scène, le groupe jouera même un petit
morceau composé par Achim pour l'occasion.
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Le Mittersee |
Le Lunzer See n'est pas le seul lac des environs. Situé à 608 mètres d'altitude, il
est entouré de petits chemins forestiers. L'un d'eux mène au Mittersee (767 m) puis plus au sud à
l'Obersee (1113 m,
au-dessus des nuages).
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Martin Kainz |
Le premier intervenant de la soirée, Martin Kainz, directeur
de recherche au Wassercluster de Lunz (sous le patronage de l'université de
Vienne), est justement venu parler de l'eau. Son équipe étudie la composition
chimique du lac, et sa population de poissons. Même à Lunz, le réchauffement
climatique est une réalité. Conséquence, un poisson allogène comme le brochet, désormais
à l'aise dans les eaux du lac, fait le vide autour de lui. Martin Kainz lance
un appel à la responsabilité de chacun. « Savez-vous combien de litres d'eau
nécessite la production d'un simple expresso ? » lance-t-il au public. La
réponse ? « 140
litres ! » Il ne s'agit pas seulement de l'eau tirée de
la machine à café, mais aussi de celle que la production, le conditionnement,
le transport et la distribution du café nécessitent.
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Harri Stojka Trio |
Ce n'est pas Harri Stojka, sans doute le guitariste de jazz
le plus renommé d’Autriche, issu d'une grande famille tsigane, qui va détromper
le docteur Kainz, auquel il succède directement sur scène. Harri et son trio
(guitare – contrebasse – guitare) alternent rythmes endiablés et morceaux plus
lents mais, même sur ces derniers, le guitariste finit inévitablement par
ajouter un torrent de notes, comme si ses doigts ne lui répondaient plus, comme
s’ils étaient agités d’une vie propre.
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Harri Stojka |
Après cette démonstration de dextérité, le duo électro Jaeyn
(Nicole Jaey & Harry Jen) se montre plus serein. Alors que la nuit tombe,
quelques pads discrets et la voix romantique de Nicole Jaey assurent une
ambiance nettement plus feutrée. Nicole n’est pas la seule chanteuse à jolie voix
et à joli minois du festival. De toute évidence, Achim et les organisateurs ont
un faible pour ce profil, il est vrai très attrayant.
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Jaeyn (Nicole Jaey & Harry Jen) |
De quoi ouvrir l’appétit des festivaliers, comme le thème de
cette première journée,
Lunz kulinarisch,
y invitait. Soupe de poisson à la crème rouillée, quiche au fromage et sa sauce
à l'oignon braisé, puis une spécialité autrichienne, la poitrine de cochon
farcie sur son lit de choucroute : le chef de la Seeterrasse n’a pas
ménagé ses efforts. Le tout animé par le Flow Bradley Band, un trio blues qui
joue beaucoup trop fort mais qui a la particularité de chanter aussi bien en
anglais qu'en
Wienerisch, le
pittoresque et très imagé dialecte viennois. C'est ce que mes charmantes
voisines de table tentent de m'expliquer en essayant de couvrir les guitares
tonitruantes. Et dire que je croyais que c’était de l’anglais ! En tout
cas, le restaurant est plein. Même le Français Pierre et sa femme Anna ont
fermé leur pizzeria pour venir profiter du dessert.
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Jaeyn |
C'est alors que débute le malentendu. Car Stoney, Katharina
et les participantes de l'atelier folk, persuadés que la fête se poursuivait
chez Pierre, sont déjà en chemin. Quelqu'un en avise l'intéressé :
« Pierre ! Il y a des musiciens qui sont montés chez toi, tu
es au courant ?
— Hein ? Mais les aftershow
chez moi ne commencent que demain ! Bon ben on va quand même ouvrir, alors !...
Mais ne comptez pas sur moi pour faire des pizzas toute la nuit ! » Ce qu'il
fera quand même les trois nuits suivantes. Et Pierre de se dépêcher de filer
vers son chalet.
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Musique folk jusqu'au bout de la nuit chez Pierre |
Il est déjà près de minuit et la magie commence dès que je
m’approche à mon tour du bâtiment. Du dehors, on perçoit déjà les notes d’une
vieille chanson folk en provenance de la salle à manger. A l’intérieur, les
musiciens sont là, attablés depuis longtemps, déjà ivres de musique. Les
quelques privilégiés qui ont compris qu’il se passait quelque chose ce soir-là
chez Pierre se retrouvent projetés hors du temps. Ce pourrait être une taverne
du Moyen Age. Tandis que Pierre laisse une bouteille de son meilleur vin à ses
convives, ces derniers assistent à un tourbillon de chants, de danse et de
musique de près de trois heures sans interruption. Ces musiciens
extraordinaires connaissent et maîtrisent un répertoire apparemment
inépuisable. Stoney me fait même l’amitié de lancer une superbe interprétation
de la
Manfredina, une danse traditionnelle italienne
que Tempus Transit avait interprétée à l’église l’année précédente et que je
voulais absolument entendre à nouveau. A notre retour à l’hôtel, Andy et moi
nous promettons d’être plus « raisonnables » le lendemain. Promesse
d’ivrogne.
Jour 2 – jeudi 6 août
: Lunz Instruktiv
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Atelier yodel sur le lac avec Albin Paulus (en bleu) |
Après un premier plongeon dans le lac, cette journée débute sérieusement
avec un nouvel atelier. Albin Paulus, le partenaire de Stoney, lui aussi
multi-instrumentiste, vient d’arriver pour animer ce workshop consacré au yodel,
le célèbre chant traditionnel des Alpes autrichiennes. Rendez-vous a été pris
devant la Seeterrasse,
mais Albin et Stoney ont envie de faire un tour sur le lac. Qu’à cela ne
tienne, la petite troupe louera trois barques et l’atelier se déroulera au
milieu du Lunzer See ! Albin enseigne deux yodels très différents à des
élèves de toute évidence motivés. Il le faut, car là encore, le résultat de
leur travail sera présenté sur scène. Le yodel est un chant puissant, explique
Albin. Il ne faut pas hésiter à donner de la voix. Et en effet, toute la région
en profite. Baigneurs et plaisanciers intrigués, petits ou grands, n’hésitent
pas à assister de loin au cours et à encourager les participants. A plusieurs
reprises, on entend même des applaudissements en provenance de la forêt :
des promeneurs invisibles ont sans doute apprécié la démonstration. Le cours
reprendra l’après-midi à l’hôtel Zellerhof dans les conditions que l’on sait.
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Stephan Steiner entraîne ses élèves vers la scène |
En attendant, Albin et Stoney ont été occupés toute la
journée. Entièrement dévoués à leurs élèves, ils n’ont eu que très peu de temps
pour répéter. Or c’est à leur groupe, Hotel Palindrone qu’il revient d’investir
la
Seebühne pour le premier concert du soir. Mais ce
sont leurs élèves qui vont d’abord montrer l’étendue de leurs progrès, entamant
un air de manière impromptue au milieu des baigneurs avant d’évoluer lentement
vers la scène. Sous la conduite de Stoney et Albin, ils interprètent l’une des
mazurkas apprises, ainsi que deux yodels. Ils reviendront un peu plus tard, en
plein milieu du concert d’Hotel Palindrone, pour rejouer la
Manfredina
avec le groupe.
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Hotel Palindrone. De gauche à droite :
Stephan « Stoney » Steiner, Albin Paulus, John Morrissey, Peter Natterer |
En plus d’Albin et Stoney, Hotel Palindrone, fondé en 1995,
comprend deux autres musiciens. Stoney (violon, nyckelharpa, accordéon) et
Albin (cornemuse, clarinette, flûte, guimbarde, yodel) partagent ainsi la scène
avec John Morrissey (bouzouki, mandoline) et Peter Natterer (saxophone, guitare
basse, claviers, beatbox), eux-mêmes d’une virtuosité désarmante. Une telle
polyvalence sert beaucoup la musique très riche d’Hotel Palindrone. Outre le
répertoire traditionnel, le groupe compose également ses
propres chansons et se
fend même, en fin de concert, d’une reprise délirante de
Don’t Bring Me Down dédiée à Lunz. Pour l’occasion, Albin se
métamorphose en
bagpipe hero,
reproduisant avec sa cornemuse les délires scéniques, les moulinets et les
génuflexions bien connues des
guitar
heroes fous.
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Aaron Roedelius et Knut Posch |
Comme l’année passée, Aaron Roedelius, le petit-fils
d’Achim, assure ensuite un petit intermède rock en compagnie de son prof de
guitare, le musculeux Knut Posch. Tous les standards du rock et du hard rock y
passent, dans un medley seulement entrecoupé de questions pédagogiques du
maître à l’élève et des réponses monosyllabiques de ce dernier. Foutus ados !
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Klaus Totzler |
Dès la nuit tombée, le journaliste et tourneur Klaus Totzler,
qui se balade depuis le début des festivités avec le fameux t-shirt
Don't follow me, I'm lost too, présente
la deuxième conférence du festival consacrée au thème
Forever Now. La mort de Dieter Moebius deux semaines plus tôt donne
une résonnance nouvelle au sujet.
Herr
Totzler ne manque pas de conclure son intervention par un petit extrait vidéo du
tube de Brian Eno & U2,
Always
Forever Now ; avec beaucoup d’à propos, quand on connaît les liens étroits
qui unissaient Eno à Cluster.
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Stefanie Sternig : Paré à virer |
Un moment de flottement laisse régner un certain mystère sur
la suite du programme. Stefanie Sternig, une danseuse qui a manifestement reçu
une formation classique, et Peter Plos, un musicien électronique au look très
étudié, présentent une performance intitulée
Paré à virer. Comme souvent dans l'art contemporain, l'œuvre n'est
pas autonome, elle dépend plus des explications de la
démarche de l'artiste que de ses qualités simplement esthétiques.
Elle reste donc parfaitement ésotérique pour les non-initiés. L'utilisation
d'ustensiles saugrenus – un robot mixeur, un pistolet à eau – suggère un
certain humour, mais les mines fermées des deux intervenants plaident le
contraire. On ne devrait jamais se prendre trop au sérieux dans ce genre de
performance. Surtout quand les canards du Lunzer See s'en mêlent et parasitent
de leurs coins-coins intempestifs un moment censément dramatique. La
performance frise l’absurde, mais la musique est impressionnante. Les nappes et
les
drones de Peter Plos rappellent
les meilleurs moments de la
dark ambient
d’un Brian Lustmord.
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Peter Kruder |
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Peter Kruder |
Il revient au DJ Peter Kruder de conclure la soirée. Comme
Stefanie Sternig et Peter Plos avant lui, il ne s'est pas installé sur scène,
mais juste devant les spectateurs. Libre à eux d'investir la
Seebühne
vide s'ils le souhaitent. El Habib Diarra, le musicien sénégalais qui avait
participé à la dernière édition et qui est revenu cette année pour le plaisir,
ne se fait pas prier. C’est lui qui prend l’initiative de transformer la scène
aquatique en
dancefloor. Pendant ce
temps, en coulisses, c’est Florian Tanzer qui se charge d’illuminer la piste
avec ses jeux de lumière comme toujours subtiles.
El et sa femme n’ont pas attendu la fin du set pour
s’éclipser et monter chez Pierre. Cette fois, la pizzeria est officiellement
ouverte. Un peu avant minuit et jusqu’au petit matin, les noctambules amateurs
de pizzas se pressent, en bien plus grand nombre que la veille. Et les
musiciens folk sont de retour pour un nouveau récital enchanté.
Jour 3 – vendredi 7
août : Lunz Vortrefflich
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Martin Kainz écoute la conférence de Klaus Totzler |
La journée commence bien tardivement pour moi, par une visite
des locaux du Wassercluster de Lunz, sur l'invitation de Martin Kainz. Ancien
de l'université de Montréal, le docteur Kainz parle parfaitement le français.
Dans son bureau, nous pouvons poursuivre la discussion sur les problèmes
écologiques et les difficultés croissantes d'adaptation aux règles
paradoxalement de plus en plus contraignantes d'un monde fondé sur le paradigme
libéral. Peut-être qu'on ne peut refaire le monde. Peut-être n'est-ce même pas
souhaitable, car il a déjà beaucoup été refait, refaçonné, transformé,
défiguré, et toujours avec les meilleures intentions.

Le changement climatique,
la pollution, ne sont que la partie émergée de l'iceberg des révolutions
industrielles et technologiques que nous souhaitons toujours, du fait de
l'immense confort qu'elles nous procurent, tout en pointant du doigt leurs conséquences
indésirables, qui ne sont pourtant que le fruit de nos propres préjugé
progressistes. Nous nageons évidemment en plein dans la thématique du festival
:
Forever Now, l'éternité, ou comment
préserver la nature, voire la culture, dans un monde en perpétuel mouvement.
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Helmut David |
Helmut David, animateur cette année d'un atelier de méditation,
prend en charge la dernière des trois conférences consacrées à ce thème. Spécialiste
du bouddhisme zen, il choisit comme il se doit d'apporter les lumières de
l'Orient à la discussion.
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Hans Joachim Roedelius et Michou Friesz |
A sa suite, Hans-Joachim Roedelius monte sur scène pour la
première fois depuis le début du festival. Mais il n'est pas seul. A ses côtés,
la comédienne Michou Friesz se lance dans une lecture d'un texte poétique
inspiré de sa vie si mouvementée. Roedelius publiera prochainement son
autobiographie tant attendue. Dans l'intervalle, qui mieux que lui pouvait
mettre en musique les moments clés de son existence ? Au gré de son
inspiration, Achim fait résonner quelques notes de piano et se livre à de
délicates variations sur les classiques de la
Roedeliusmusik
comme
Lustwandel, un morceau auquel
il revient toujours d'une manière ou d'une autre.
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Mela (Marie Spaemann) |
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Mela |
Il ne fait pas encore nuit lorsque Marie Spaemann
alias Mela, se présente seule en scène, simplement
munie de son violoncelle et de sa voix, pure et légèrement vaporeuse. Marie
Spaemann fait partie des trouvailles du festival. Musicienne classique
régulièrement invitée un peu partout en Europe, elle a lancé le projet Mela en
parallèle de sa carrière de soliste. Pour Mela, elle utilise la technique bien
connue des boucles. Quelques pédales lui permettent de démultiplier, en direct
et à volonté, sa voix et son instrument, et confèrent à ses chansons une
structure propre, caractérisée par l'accumulation de pistes de plus en plus
complexes. On peut se faire une idée du son de Mela en écoutant son premier
album, The
Moony Sessions, paru
l'année dernière.
Le concert de Mela fait partie de ceux qui permettent de profiter
au maximum du panorama. Sa voix nous revient en écho depuis les montagnes
environnantes. Un cygne curieux, visiblement le seul de son espèce sur le lac,
s'approche tranquillement. Depuis son bateau, qui passe au large, un pêcheur au
ventre rebondi écoute un moment la musique avant de présenter au public hilare
le fruit de sa pêche, un énorme brochet, de ceux qu'évoquait justement le
docteur Martin Kainz. Belle prise ! Le More Ohr Less, c'est aussi cette
ambiance. Dans quel autre festival au monde les techniciens peuvent-ils procéder
au
soundcheck en maillot de bain ?
Dans quel autre festival au monde le spectateur peut-il décider d'aller piquer
une tête, faire le tour de la scène et profiter du spectacle en plein milieu du
lac ?
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Kasar |
L'électronique reprend ses droits avec Arnold Kasar,
musicien basé à Berlin, mais qui insiste beaucoup sur la Forêt-Noire de ses
origines. Kasar a publié son premier album solo en 2012 chez Fabrique Records,
le label de Michael Martinek chez qui évoluent aussi Roedelius et Chaplin.
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Kasar |
Dernièrement, il a sorti
Inside Devils
Kitchen, un disque qui marque un retour à la pureté de son instrument de
prédilection : le piano. Du coup, même si les titres de Kasar sont aussi des
chansons, son style finit tout de même par rappeler, ici et là, la musique de
Roedelius.
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Schmieds Puls : Mira Lu Kovacs |
Cette troisième soirée signe aussi le grand retour de Schmieds
Puls. Depuis leur triomphe sur cette même
Seebühne
l’année précédente, Mira Lu Kovacs (chant, guitare classique), Christian
Grobauer (batterie) et Walter Singer (contrebasse) ont beaucoup progressé et se
sont même imposés sur la scène rock autrichienne. Les morceaux phares du
premier album, connus du public du More Ohr Less, font partie du programme,
dont l’incontournable
Play Dead. Mais
Schmieds Puls interprète également un titre inédit du second album à paraître,
intitulé
I Care a Little Less About
Everything Now. A la fois intimidée et charismatique, la rousse Mira Lu
Kovacs révèle le mystère du nom du groupe : Schmied n’est que la traduction du
hongrois Kovacs, son nom de famille, qui signifie forgeron. Elle profite aussi
de l'enthousiasme du public pour faire remarquer aux spectateurs l'écho de
leurs propres applaudissements. Le résultat est spectaculaire. Quelques
centaines de personnes tapent des mains et, une fraction de seconde plus tard,
la montagne renvoie l'écho d'un stade de foot en fusion.
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Schmieds Puls. De gauche à droite : Walter Singer, Mira Lu Kovacs, Christian Grobauer |
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Luma.Launisch (Florian Tanzer) et Takamovsky |
La soirée s'achève avec une performance son et lumière de Takamovsky
& Luma.Launisch Jürgen Berlakovich
alias
Takamovsky a publié son premier disque,
In
Streams, il y a deux ans. Cette année, il s'est acoquiné avec Florian Tanzer,
du duo de vidéastes Luma.Launisch, afin de donner une dimension visuelle à ses
créations. Le résultat est consultable sur le DVD
Unseen Science / See Aural Woods. Les spectateurs du More Ohr Less
ne peuvent que constater à quel point les constructions sonores du premier
s'accordent avec les abstractions visuelles du second. Comme si les rôles
étaient inversés : Florian est un musicien des images, Takamovsky, un peintre
du son.
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Chez Pierre |
Mais ce n'est pas fini. Ce n'est jamais fini. La
Seebühne
a beau fermer ses portes, Pierre, lui, accueille tous les couche-tard, y
compris Achim Roedelius et son épouse. Les musiciens folks, eux, semblent très
fatigués. Stoney a tout donné les jours précédents. Or Albin Paulus est plus
frais. Les autres ne veulent pas jouer, alors, pour les entraîner, il va
chercher dans sa voiture son wobblephone, un instrument de son invention
entièrement acoustique qui lui permet de faire… du dubstep. Muni d'un sac, le
wobblephone pourrait être apparenté à la famille des cornemuses. Tout le reste
provient de matériel de récupération ou de canalisations en PVC qu'Albin se
procure au Bricomarché. Jusqu'au bouchon de lavabo ou au siphon d'évier !
L'enthousiasme communicatif d'Albin finit par payer et violons et accordéons se
remettent à chanter.

Pierre lui-même dévoile ses talents à cette occasion. Quelques
toiles de ses parents accrochées au mur montrent qu'il vient lui aussi d'une
famille d'artistes. Lui-même fabrique d'étranges scuptures à partir de matériaux de
chantier, dont les silhouettes inquiétantes s'accordent parfaitement avec les
grincements acides du wobblephone.
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Tim Story et Christopher Chaplin |
Jour 4 – samedi 8
août : Lunz Forever
A Lunz, pendant toute la durée du festival, le petit matin
coïncide souvent avec le plein soleil de midi. La journée commence pour moi en
compagnie de Stephan Steiner et Albin Paulus, deux des stars incontournables de
cette édition, non seulement pour le concert d'Hotel Palindrone, mais aussi
pour leur omniprésence lors des
workshops
et chez Pierre. Mon interview avec ces deux troubadours du XXIe siècle s'achève
comme il se doit par un
Wienerschnitzel
à la Seeterrasse. Le
temps de régler l'addition, et les voilà repartis pour Klagenfurt, à trois
heures de route, où leur groupe doit se produire le soir même. Ce qui ne les
empêchera pas de surgir au milieu de la nuit lors de l'
aftershow chez Pierre.
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La famille Rabitsch |
La grande
jam session électronique du festival doit se dérouler en cette quatrième journée. Mais
avant, Thomas Rabitsch et ses deux fils, Jacob et Josef, sont de retour après
leur fantastique prestation de l'année précédente. Ne manque que Jael, la
fille, qui devait officier comme DJ en fin de soirée, mais dont le show a été
annulé en raison de l'hommage à Dieter Moebius programmé en dernière minute.
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Thomas Rabitsch |
Producteur réputé, Thomas Rabitsch ne se passe jamais du minimoog, dont il joue
avec talent comme dans un vieux groupe de rock progressif des années 70. Le
plus étonnant, c'est que ce son légendaire se marie parfaitement à l'univers
musical de Jacob, le fils aîné, plus intéressé par le jazz et le piano-bar,
tandis que Josef s'essaie à la chanson. Les chansons constituent peut-être le
maillon faible du
show Rabitsch, car
Josef est bien meilleur pianiste que chanteur. Mais ses textes, non dénués
d'humour, emportent quand même l'adhésion.
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Tim Story, Roedelius et L. Lauermann |
Le programme annonce un concert d'un mystérieux Lunz
Reinterpretations-Ensemble. Dans l'après-midi, le
soundcheck laissait espérer un spectacle de premier ordre. Les
espérances n'ont pas été déçues. A partir de 20h00 se succèdent tour à tour Hans-Joachim
Roedelius & Tim Story avec le violoncelliste Lukas Lauermann, à 20h30
Roedelius & Christopher Chaplin, puis à 20h45 Roedelius & Christoph H.
Müller. A 21h00, tous réinvestissent la scène en même temps, rejoints par
Thomas et Jacob Rabitsch puis Marie Spaemann. Quelques minutes avant d'entrer
en scène, cette dernière ne savait toujours pas ce qu'elle allait bien pouvoir
jouer.
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Roedelius regarde Roedelius |
Si
Roedelius & Tim Story revisitent avec inspiration leurs
meilleurs moments à Lunz, Christopher Chaplin poursuit dans la lignée des
expérimentations de l'album
King of
Hearts. L'intervention de Christoph H. Müller (Gotan Project) aux côtés de
Roedelius, ajoute quelques
beats bien
sentis. Les deux hommes sortiront en septembre
Imagori, leur premier album studio, chez Grönland Records.
Rendez-vous est pris dès le mois suivant à Berlin avec Christoph H. Müller pour
une interview.
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Christoph H. Müller et Roedelius |
Impressionnante en elle-même, leur prestation profite en
outre de
la nuit tombée, moment à partir
duquel les visuels de Luma.Launisch donnent leur pleine mesure. Le montage
rapide d'un écran derrière les musiciens est un avantage certain. L'année
dernière, l'installation aux miroirs de Rosa Roedelius, à l'arrière de la
scène, permettait de capter remarquablement la lumière. Cette année, son
installation, plus discrète, laisse un grand vide au fond de la scène et les
arabesques de Luma. Launisch se perdent souvent dans la nuit noire du Lunzer
See.
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Jam session avec, de gauche à droite :
Christoph H. Müller, Tim Story, Achim Roedelius, J. Rabitsch, Lukas Lauermann, Thomas Rabitsch, Christopher Chaplin |
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Roedelius et Chaplin |
Même si les huit musiciens qui participent à la
jam session qui s'ensuit ont eu
l'occasion de répéter au Zellerhof et lors du
soundcheck, leur set repose tout de même en grande partie sur
l'improvisation. Le piano d'Achim Roedelius, les nappes de Tim Story, les bips
et les clics de Christopher Chaplin, les rythmes discrets de Christoph H.
Müller, le moog aérien de Thomas Rabitsch, sans oublier les deux violoncelles :
tous ces sons entrent dans une véritable conversation, tour à tour sombre et
légère, inquiétante et romantique. Le concert est décidément trop court mais
Achim est intraitable : il n'y a aura pas de rappel, car le programme de la
soirée n'est pas terminé ! On espère en tout cas que quelqu'un a pris la peine
d'enregistrer cette musique et aura la bonne idée de la publier.
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Rosa Roedelius : Aufbetten |
Comme à son habitude, Rosa, la fille d'Achim, présente une
petite performance – semi-improvisée l'année passée, conçue en dernière minute
cette fois-ci. Comme lors de la précédente édition, certains éléments de son
installation étaient visibles autour de la scène dès le début du festival.
Etait-ce un lit, sur la gauche ? Une sorte de crucifix, tout au fond ? Et que
signifie cette corde à linge ? On sait que chaque élément prendra tout son sens
lors de sa présentation, intitulée
Aufbetten.
Sans façon, la belle Rosa donne de sa personne dans cette performance brève
mais charmante, interlude léger entre deux concerts colossaux.
Car Achim Roedelius n'en a pas fini. Pour rendre hommage à
son ami Dieter Moebius, trop tôt disparu, le « grand-père aux pieds nus »,
comme il se nomme parfois, se métamorphose en DJ le temps de jouer quelques
standards de leur groupe mythique : Cluster. On reconnaît bien sûr l'un des
tubes enregistrés avec Brian Eno,
Ho
Renomo (
Cluster & Eno, 1977),
mais aussi plusieurs extraits de l'album
Sowiesoso
(1976) comme
Es war einmal, le
brillant
Dem Wanderer et aussi un
titre de circonstance :
In Ewigkeit,
trait d'union entre le thème du festival et l'hommage à Moebius. « Adieu Moebi
! Dis-nous ce que tu vis à présent, et où tu es ! » Tels sont les derniers mots
adressés par Achim à son ami perdu.
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DJ Roedelius joue les classiques de Cluster en hommage à Dieter Moebius |
Jour 5 – dimanche 9
août : Lunz Spirituell
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Tempus Transit : Roedelius, Albin Paulus, Stephan Steiner |
L'ultime concert du dimanche après la messe constitue, comme
l'année passée, le véritable rappel, la cerise sur le gâteau. Hans-Joachim
Roedelius retrouve Albin Paulus et Stephan « Stoney » Steiner, ses partenaires
de Tempus Transit, pour une heure supplémentaire d'accords électroniques, de
piano et de musique médiévale. Un final fort émouvant pour un festival une fois
encore éblouissant, qui s'achève en accolades et photos de familles.
La fête se poursuit un peu plus tard lors d’un dernier
déjeuner, mais ce sera sans moi. Il me faut encore faire les sept heures de
route (qui deviendront neuf) qui me séparent de Strasbourg, troquer la
fraîcheur du Lunzer See contre l’asphalte brûlant, la scène aquatique contre
les aires d’autoroute, les violons aimables contre les klaxons rageurs. Mais
qu’importe, puisque c’est en musique, et que Roedelius et les autres sont les
compagnons du voyage.
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